Le cimetière marin Claude Raphaël Samama




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Le cimetière marin

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in L'enchantement d'Uriel

Le cimetière marin

1.

Il avait choisi cet étrange sujet qui se proposait de comparer deux systèmes mythiques, celui des Grecs et des Hébreux.
Cela impliquait bien sûr que l'on accepte une analogie de structure par hypothèse, ce qui n'allait pas de soi. Mythologie et Théologie ne faisaient pas bon ménage et l'une valait pour le contraire de l'autre. La seconde se donnait même pour le dépassement, la négation de la première, un état primitif de la pensée devant céder la place à un stade plus élaboré et le goût immodéré des êtres imaginaires, érigés en idoles, à ceux plus stables de la raison unifiée. Une philosophie célèbre faisait même de ce mouvement l'essence du progrès humain avant le cheminement irréversible vers la troisième et ultime étape de la science...
Ces trois états de la pensée humaine pourtant coexistaient et l'on sait depuis toujours qu'en ces domaines de l'esprit voisinent le meilleur et le pire des mélanges.
Il y était souvent revenu.
Comment étudier les mythes, ces systèmes de croyances auxquels les hommes si fortement adhéraient et où ils voyaient le sens de leurs destinées, bâtissant à partir d'eux des cultes, des sociétés, une vision du monde, la civilisation ? A partir des textes, incontestablement, comme miroirs fidèles du passé, reflets présents des anciens songes.
Que seraient les sociétés humaines, leurs oeuvres, leur histoire millénaire, sans la trace profonde des récits merveilleux ou funestes ? N'avait-on pas vécu, ne mourrait-on pas finalement pour des discours ?
Tôt ou tard, ceux-ci devenaient Ecritures, ordonnancements de paroles foisonnantes, démentielles, anarchiques tours de Babel délivrées du chaos, puis un autre jour tournées vers la Création enfin apaisée, ils entraient en elles dans l'ordre des symboles et inscrivaient en récits et lois, la folie initiale, l'incertitude et la peur, du monde, des autres, de soi .
De leur univers spirituel il avait fait le territoire de son double périple, entre des séjours lointains où compta l'observation des peuples et tant de lectures profondes, explorations véritables où dominaient ces créations furieuses ou apaisantes de l'esprit.
Pourtant toutes les Ecritures, ces textes de fondation, ne se ressemblaient pas.
Comme les lieux sacrés où tôt ou tard finit par résider une forme de quintessence sacrée et se construire la demeure du dieu, les codes sacralisés, inscrits sur des tables initiales, différaient au plus haut point en leur aboutissement et les écrins d'où elles prétendaient rayonner.
Entre le temple indou où domine un panthéon millionnaire et le vide abyssal de ces mosquées aux froides colonnades, il y avait la différence de l'accueillant apparemment frivole à l'austère définitif. Ces tapis disposés à l'agenouillement pour que s'y abaisse l'arrogance des hommes, différaient dans l'esprit au plus haut point, des pompeuses statues chamarrées des églises de Rome ou Séville. Tout opposait aussi la basilique, aux murs couverts de touchantes icônes à Byzance, et la demeure où se montrait seule l'arche scripturaire, livrant la parole d'un dieu tout autre, à lire et puis entendre en sa trace vivante.
La lettre des textes elle-même, plus que des nuances, introduisait d'infranchissables gouffres. Les productions spontanées, révélantes de l'esprit méritaient bien qu'on les explore et qu'on les scrute. D'elles dépendait peut-être le sens qu'avait ou pouvait prendre l'existence, celui que d'abord celle-ci avait reçu d'eux, en assignant les hommes, ce procès qu'il voulait accréditer en démontrant sa redoutable efficace.
Il était devenu urgent pour lui de se pencher sur cette force invisible et si prégnante des symboles, leur métamorphose, leur oeuvre surprenante.


2.

Le professeur Demaizon était un homme de grande taille, aux cheveux blancs sans exception qui ne masquaient en rien une certaine verdeur, une fermeté interne, devinée aux traits sans rides ou presque d'un visage qu'on aurait pu dire de quarante ou soixante ans. Il était d'emblée affable et d'une gaîté qui faisait contraste avec l'austérité affectée de tant d'autres barbons parvenus de la sphère académique, un peu pète-sec et prétentieux, même si ces derniers n'auraient pu se prévaloir du dixième, non pas seulement de recherches où tout le monde pouvait après tout entrer, mais dans son cas, de l'étendue de ses trouvailles historiques, des perspectives ouvertes à la recherche en philologie comparative des langues les plus anciennes, éclairages insoupçonnés et lumineux sur tant de questions d'origine, architectures sublimes des formes de l'Esprit.
Incontestablement il faisait exception dans l'Université, pour ses positions d'ouverture intellectuelle et d'accueil aux recherches les moins orthodoxes en matière de genèse et de créations des oeuvres de civilisation.
Je passerai ici leur sympathie immédiate, son accord pour un travail d'enquête au long cours et à terme de thèse, la grande liberté qui fut laissée aussitôt à notre chercheur, en matière de choix des matériaux, de méthodologie et d'hypothèses, de champs et de finalités de la recherche.
Les propositions soumises furent acceptées d'emblée. Il fallait maintenant les étayer, aller jusqu'au bout de l'intention primitive.
Dans le dialogue qu'ils eurent, ces dernières ne servaient qu'à accélérer la marche sur un chemin de pensée libre, pour le seul pari, et peut-être le bonheur d'une avancée du savoir. Elles tenaient en réserve des éclairs du sens dans un ciel obscur, des veilleuses allumées dans la nuit d'abord épaisse des impétrants à la connaissance, et pourquoi pas même de ses amants.

C'était, vous vous en doutez, il y a un certain temps, alors que les préoccupations de supposée rentabilité universitaire, de productivité des travaux, d'adaptation des formations et autres fadaises, n'avaient pas encore envahi le champ académique, livré depuis au cancer des ambitions aveuglantes, des obsessions de carrière, du népotisme et des orthodoxies de mode ou de conformité et, ce qui lui paraissait perversion encore plus grande, à cette segmentation infinie des savoirs qui finissait par obscurcir toute perspective et barrer toute hauteur.


3.

Six années passèrent.
Ma relation ne retiendra que l'acmé de cette étonnante recherche où dix fois il faillit s'interrompre, perdre le fil des idées, renoncer aux hypothèses, aboutir à des confusions extrêmes, surtout ne découvrir ni apporter quoique ce fût de neuf.
Sachez aussi que nous ne sommes ici qu'au coeur des aspects intellectifs de son singulier et exaltant périple qui laissera de côté les mille péripéties dramatiques ou heureuses de ce qu'y fut sa vie, la publique et l'intime, au cours de cet éprouvant voyage, des cimes pures de l'esprit à ses dépressions les plus sombres.


4.

L'analyse entre les deux types de mythes hébraïques et hellènes, qu'il s'agisse d'évènements fondateurs, de conquêtes ou de délivrance, de personnages inspirés ou de puissances héroïques, divinisées ou d'outre monde, ne se ressemblaient certes en rien.
Les récits divergeaient par leur visée, l'enjeu même, qu'ils se proposaient d'atteindre. Une histoire ici se voudrait sainte et guidée par plus grand qu'elle - une irrésistible force inspirée, assignant tout, la nature et l'homme singulier; là-bas une légende laissait l'imaginaire se donner libre cours, entre la création sublime du poète et l'invention d'une cohorte de dieux familiers sur une accessible scène !
Ainsi de la mer, close et inquiétante, mystérieuse et comme celée, lieu de tant de frasques humaines ou divines, où naviguèrent Ulysse et Jason d'immortelle mémoire; ainsi, à l'opposé, l'espace du désert où chemina un peuple, sa solitude en attente et comme enceinte de toutes les paroles possibles ou à venir.
Qu'avaient à voir les sables de Moab avec l'écume marine autour de Charybde et la mer vineuse d'Homère avec l'ocre des monts pelés de Seïr !
Des voix d'un côté élevaient leurs cris de stupeur vers un ciel fatidique et muet, des thrènes d'accablement en un contentieux fou et indécidable, de l'autre une parole surgissait, fondait à votre insu comme un aigle sur sa proie pour la ravir... Et puis la relâcher après l'ivresse du vol et les risques d'un suspens où il en allait de mourir ou de vivre…
Après, les uns s'installaient dans un monde tout peuplé d'un voisinage de puissances modestes et accessibles, figurées et semblables, acclimatées à l'humeur des hommes; les autres s'enveloppaient étrangement dans l'originaire parole, l'ingéraient tel un aliment indispensable maintenant et condition ultime, pas seulement de survivance ou de liberté - car il y a aussi l'odyssée ou l'exode de chacun - mais comme origine du temps et sa trame fertile.
Il y avait aussi la façon dont tous les deux depuis avaient parlé, les communs sectateurs mais aussi, au-dessus d'eux les princes, de la Parole, hantés ou maîtres à nouveau !

Il allait ainsi d'un univers à l'autre, s'autorisant à comparer l'incomparable, à franchir des portes interdites, travaillant au-delà même des mots - cette matière seconde où les hommes prenaient leur autre corps...
Les récits pas plus ne se recoupaient.
Un territoire ici, offrait son évidente présence, naturel, disponible. Il était question d'y vivre, prospérer, résister à l'arbitraire de dieux multiples, parfois rusés ou pervers, accéder à leurs faveurs, laisser les paroles humaines à leur vocation de miroir ou d'appât pour la figure ou l'appétit de la famille insistante, inexpugnable des dieux.
Là-bas, rien n'était acquis. Il fallait que tout advînt de rien, d'ailleurs, d'une incidence, d'un projet insistant, délibéré de plus loin, de très haut, excédant tels hommes, les guidant, les séparant peut-être...
Une parole unique, impérative, venait à couvrir le monde, à pénétrer le coeur des vivants, l'éloigner de lui-même ou, au contraire, lui permettre d'y enfin accéder...
Une terre désignée, un chemin neuf étaient au bout d'une genèse, d'un exode, de la bonne loi révélée puis d'un destin unique.


5.

Il y eut aussi ses propres voyages aux lieux sacrés, au bord de ses vestiges où semblait s'être assoupies ensemble, l'âme des hommes et celle des dieux.
Le Bayon sous la lune le stupéfia comme si ses pierres reflétaient bien des songes.
A Borobodur, à mesure qu'il gravissait les terrasses, il sentit combien de vivre était chose vaine et le réel illusion.
Rameshwaram fut pour lui le seul endroit du monde où peut-être le sacré dont tous faisaient un si grand cas, avait encore ses lettres réelles de créance et mille dieux leur place bruyante, colorée et intime, à cause d'une réelle promiscuité où l'humain ne s'est pas encore séparé de sa part divine et enchantée.
A la pointe sanctuaire du Sounion " Cap sacré d'Athènes", comme Homère le dit, demeure où cohabitèrent Poséidon le régnant des flots et Athéna, de tant de vertus la déesse, il comprit ce qu'une divinité grecque pouvait vouloir dire au marin inquiet qui s'élance, à la jeune fille pubère au corps agile et déjà tentateur ou au mendiant de la célèbre légende, inconnu dans la ville, errant et aveuglé...
A Kairouan, il pâtit d'une chaleur torride et s'imagina le Prophète ou ses sectateurs subjugués haranguant leurs cavaliers au nom d'une foi plus haute après la prière du soir, dans un concert d'étranges hennissements...
Machu-Pichu le plongea dans une nostalgie extrême et il fut aussi à Texicuatlan au bord des sanglots, quand il entendit des paysans chanter cette sorte de musique faussement gaie des survivants de la mort occidentale, ce soir où il participa dans un village à une danse de pleine lune qui ne pouvait mimer que la colère injuste de dieux tutélaires ou ne s'agiter qu'au seuil pressenti déjà de toute fin.
De la terre que la tradition dit sainte il ne retint au-dessus des collines de Jérusalem que le ciel étonnamment bleu, pur, lumineux et comme prêt à entendre vos pensées ou confirmer qu'il y a bien une infinie énigme. Ces hommes aussi, tout de noir vêtus, hantant la ville tels des gardiens d'on ne sait quel deuil, ne laissèrent pas de lui poser la question de la croyance, à vrai dire la plus étrange car finalement elle ne reposait sur rien de tangible et a fortiori là, où nulle idole ne trouvait grâce et depuis si longtemps ! Un midi quand le soleil fut à son zénith, la blancheur des pierres construites, lui apparut semblable à celle des parchemins et il comprit mieux la vénération vouée à ce pan central d'un temple résiduel où les prieurs exaltaient leur Dieu invisible de revenir ou de pardonner à sa propre création...


6.

Il poursuivit ainsi longtemps sa route multiple, textuelle, métaphorique, sémantique, scrutant au-delà l'anamorphose des schèmes de la pensée, ainsi qu'il désigna ces esquisses et tant de miraculeuses épures d'où l'esprit prend son envol et se propose d'émigrer.
Sans autre détour que l'analyse fondée, la scrutation intime des vocables, la mise en perspective large des formes de récits, des grandes images, d'un sens vrai à terme, herméneute à la lanterne lente et parfois heureuse, il avança.
Il y eut aussi ces paradoxes donnant lieu à de singuliers développements dont il poursuivit jusqu'au bout la logique car il avait décidé d'aller au bout de cette gageure où maintenant il s'agissait aussi de ne pas décevoir...
Ne parlait-on pas, d'un côté, bien plus du divin, foisonnant, multiple, coloré, effectif finalement car chaque phénomène de nature, chaque ambition ou fautes humaines s'y voyaient affublés de masques, de causes rapportées inéluctablement à une divinité active, familière !
De l'autre côté le dieu n'était qu'un ineffable, interdit même à la représentation, muet après coup, même si tenant à l'homme sa parole, liant sa promesse, intervenant aussi de façon impérieuse, entre miséricorde et destruction, demandant l'exclusive de son étrange amour... Avec toutefois une exceptionnelle cohérence, jamais prise en défaut et qu'il fallait montrer.

Vint en son temps la question du commentaire, de sa place, de la tradition dont une jusqu'à aujourd'hui était encore vivace au plus haut point, alors que l'autre n'avait plus qu'un statut d'arguments pour orner la rhétorique ou le théâtre ancien ou de vestiges pédants ou érudits d'un temps révolu de l'esprit. Pour quelles inapparentes raisons ?
De quoi sont faits les mythes, sinon de leur extrême vérité où les hommes puisent à la source qui fertilisera leur champ, au miel plus doux des chants dont se nourrira leur âme collective mais aussi singulière puis, sur l'échelle du temps, leur chronique entrée parfois par cette porte, dans le temps de l'histoire.
La scrutation des textes, leur structure, leur signification, leur fonction d'assignation - de mise en place, plus d'ailleurs dans l'hébraïsme que dans l'héllénité antique, leurs effets de rémanence, leur divergence aussi, entre l'un et le multiple des figures de Dieu, la proximité et l'éloignement, furent d'autres pistes de son enquête.
Il déclina les différents modes de présence du sacré, en y pointant le paradoxe du plus loin si rapproché de fait et du proche supposé qui ne l'est pas vraiment.
La question aussi des types de rites, si différents, fit partie de ses mises au jour, de ses aperçus d'abîmes, entre la subjectivité imaginaire et ce sentiment éprouvé dont on ne pouvait, à ce point bien sûr, que supputer la force et inférer l'audace où les preuves paradoxalement manquaient, les textes seuls, restant souverains et leur étrange effet démiurgique.


7.

Il avait sa manière qui était d'aller au cœur de ce langage solidifié où tôt ou tard se révélaient les mythes, à l'analyse plurielle des récits, à la variation maîtrisée des traits où s'enchâssaient ou alors se dérobaient, protagonistes et histoires, mais plus encore lui importaient les effets de ceux-ci et leurs conséquences.
Quelles capacités avaient-ils à modeler l'individu, son groupe, sa société plus vaste d'appartenance, à créer un esprit, un climat, influencer au plus haut point la conscience réelle de leurs prosélytes, le sens donné à la destinée terrestre et dès lors celui d'une situation mortelle dans l'univers ?

Qu'on imagine maintenant celle-ci désignée, fixée, impérative, faisant de lui la créature finale, centrale, ambassadrice d'un Roi du ciel qui serait le Bien lui-même, la Justice cachée et l'Ordre de tout avenir, la mesure de toute action advenue ou prévisible, une norme de la loi et de la cause. L'universel souverain du meilleur voyait révéler son critère, apparu sans que l'on sache pourquoi à ce moment précis et dont la légitimation serait dans son épreuve...
En face la nature était multiplement féconde, foisonnante de principes et de jeux, peuplée d'êtres délégués par l'homme à un destin qui lui échappe, des figures de son tourment, des masques de sa ruse, en un théâtre livré à cet unique combat de la tribu humaine avec une cohorte de dieux, d'épouses, d'enfants plus ou moins légitimes, leur croisement parfois fabuleux en des monstres raisonnables ! ... A la rigueur on remontait au dieu ultime - ordonnateur du comment et de la fin - accoucheur même de tous les autres et de leurs succédanés, Chronos, l'assassin de ses propres enfants à mesure qu'il les féconde, mais alors n'avait-on pas seulement affaire à une immense tautologie ?
Sur l'autre rive le divin était cet appel répété à une allégeance plus modeste et le décret pour tous d'une part plus certaine. Une parole révélait ce qui peut-être était le plus caché, les plis secrets du cœur de l'homme et son ultime raison à justifier. Il y avait bien ces cinq niveaux du sens, dont la Cabale déjà parlait - à vrai dire elle n'en proposait que quatre - et qui avec le commentaire sans limite, en de telles matières, offrait à l'homme une dimension insoupçonnée...


8.

Il regardait maintenant cette masse énorme, ces huit cent quarante trois pages exactement, en deux volumes, dont un d'annexes, à la tranche noire et où gisait un condensé extrême de savoir, d'analyses, de références et de vérité, incontestablement pertinent dans l'ordre où il s'était placé.

Il avait été déclaré docteur quand même.
Le Jury, redoutable avait porté la soutenance à un point extrême de tension entre les anthropologues, les philosophes, les historiens, les tenants de la structure et ceux de la fonction, ceux du temps circulaire et ceux du vecteur linéaire de l'Histoire.
Au sein du corps éminent des professeurs il y eut même des polémiques où l'oeuvre propre de chacun se voyait, par médiation, renvoyée ou opposée aux autres, de manière maintenant plus radicale et finalement plus dérisoire par rapport à un enjeu exagérément évalué.
On entendit même à un moment quelques rumeurs dans le public convié en la salle des Thèses, où, sans doute des théologiens, sur l'estrade non représentés, laissèrent entendre leur désaccord et comme pour eux le risque de blasphème...
Demaizon, seul et contre tous, eut le courage, non pas de ses propres options mais de défendre la liberté de penser, de chercher et d'exposer une opinion - ce qui depuis que l'homme pense était la seule façon de penser, de chercher et d'exposer une thèse - à la condition qu'y présidât seul un ordre ferme et étayé du discours, celui-ci fût-il en sa singularité le plus excentrique et à la condition qu'il ne portât point atteinte au droit des gens !


9.

Tout cela était maintenant du passé. L'ordre du monde ne serait pas changé. En rien ne serait modifié quoique ce soit aux croyances professées, aux luttes, aux affrontements entre maîtres ou Ecoles, au cours des choses de l'esprit et à l'état de ses étiages ou de son devenir. Le temps ne faisait rien à l'affaire.
Certains croyaient encore à ce qu'il avait établi comme produit d'imaginaire, croyances à l'improbable, convictions ardentes où l'homme dans un mystérieux contentement s'abandonnait à des chimères, à des merveilles. Et la science n'y faisait rien.
D'autres mythes, tant d'idoles, naissaient, surgiraient encore de cette machine dont un philosophe célèbre et aujourd'hui hélas boudé, disait quelle pouvait fabriquer des dieux. Lesquels ?
La tâche de transformer le monde, de changer les esprits, bouleverser l'ordre des connaissances, des traditions, des adhérences lui parut hors de portée...
Les plus grands eux-mêmes de Spinoza à Nietzsche, de Schopenhauer à Wittgenstein, tant d'autres n'avaient rien changé à l'aveuglement, à l'obscurité des esprits, aux mélanges des genres de connaissance, au fanatisme, à cette sorte de passion fatale et d'irrépressible attraction vers l'illusion.
D'autres mythes, plus subtiles, des divinités déguisées avaient repris la place. L'idole - ce fragment d'erreur érigé en totalité aveuglante et illusoire - régnait toujours et sans relâche, seule en variait l'apparence et les fards. Elle s'était fait plus subtile peut-être, plus avisée et donc plus trompeuse.
Bien d'autres sages étaient venus. Il y avait eu Platon et Aristote au sein même du monde qu'il avait étudié, il y avait eu bien plus tard Descartes, Kant et Wolfgang Friedrich Hegel, dont on faisait aussi des thèses, à perte de vue et leurs grands commentaires...
Et si le rêve était le seul pain de l'homme, son miel; et si la science qui se voulait exacte, finalement amoindrissait paradoxalement la pensée, ce propre de l'homme et l'horizon du vivre, l'innocence insouciante, ailée de la créature humaine quelle que fut son origine. N'était-ce pas là d'ailleurs ce que relatait, dès son début, le texte de l'Ancien testament en ce livre des livres - et le mythe le plus profond, où bien sûr la femme originaire et le désir, inauguraient toute naissance !


10.

On aurait pu poursuivre.
Qui avec un Socrate aujourd'hui pouvait rivaliser, ou ailleurs avec l'immortel Confucius ou le divin Lao-Tseu et quels autres Psaumes que ceux d'un David ou d'un Salomon, portaient plus de sagesse à l'âme défaite ou trahie ?
La religion était cette intermédiaire, d'un salut imaginé mais cru, sinon le seul pari comme le soutint Pascal.
Voyez maintenant comment un seul individu simple, fanatique ou illuminé, parfois bègue, limité, simplificateur pouvait enthousiasmer des peuples, entraîner la foi, faire école à partir de si peu, de rien ! Alors que tant de systèmes si bien construits, si rationnels laissaient les peuples froids et indifférents à une plus haute sagesse, n'empêchaient pas leur déchirement.
On ne citera par décence aucun des fondateurs de culte, sur lesquels aujourd'hui repose tant de prospères églises, avec l'histoire plus ou moins glorieuse de chacune et on laissera ouverte la liste de tant d'éminentes et infructueuses philosophies.
Il avait bien distingué pourtant les effets du mythe de ce qu'on appelle Révélation où le discours, non seulement diffère par sa genèse, son enjeu mais entraîne avec lui l'Histoire. Que l'on tourne le regard vers les religions qui s'en réclament et leur postérité immense.
On trouvait aussi la faculté rationnelle et celle qui imagine. Séparées ou coopérant, travaillant ensemble ou contradictoirement. Fallait-il qu'elles se séparent ? Elles ne l'avaient pu, là où se cherchait le foyer irradiant et inquiet de la créature.
Fallait-il dès lors aller à la rencontre de ce lieu où se conjoignent depuis toujours les deux visages de l'homme, celui de l'Art, le plus grand, le plus proche car unifiant par sa gratuité même ?


11.

Ce fut peu de temps après.
Entre les deux îles, un peu moins de quatre heures était nécessaire. Le soleil était bien levé maintenant. Il ne ressentit pas la fébrilité qui précède les départs ou ceux ici d'un modeste armement.
Le navire, à quai depuis la veille, quitta le quai insensiblement, sans sirène ni voix. L'embarquement s'était fait comme en silence. La côte s'éloigna assez vite.
On aperçut encore un moment l'ocre brun de la montagne et deux ou trois tâches blanches striées de vert, les maisons sans doute d'un village sur la hauteur dans un voile restant de brume.
Il se remémora un autre de ses maîtres, celui du Cimetière marin et du " toit tranquille où dorment les colombes"...
On trouvait aussi dans l'étonnant poème, le temps et le pas alerte d'Achille qui court et ne rattrape la tortue, à cause du trop logique Zénon, la figure des morts en contrepoint du soleil... Le célèbre chant parlait-il encore de crânes blanchis ou de la sève cyclique que la nature brasse et féconde, de la mort interpellée du poète avec laquelle ne vaut qu'une conciliation, la seule consolation peut-être de midi sur l'étonnante planète où triomphe l'être d'un mouvement ou seulement que tout cela pût être ou seulement dit...
Il ne publierait pas, il garderait pour lui son trésor, la découverte ultime du mystère toujours présent qu'est l'être et plus encore celui de tant de discours sur lui tenus et d'ordonnances, de tant d'habits spirituels taillés, cousus à mesure, habillant pour un jour le corps fascinant de l'éternité bavarde ou très muette.

Au milieu de la traversée quand l'océan lui parut le plus profond, le plus limpide et comme inviolé, à égale distance de l'île grecque qu'il venait de quitter et de la côte orientale tout là-bas qui serait dans quelques heures, atteinte, il sortit du sac les deux manuscrits, les jeta ensemble et les vit, après s'être écrasés dans un infime soulèvement d'écume, sombrer en un très court instant dans le bleu dévorant de la mer.

Cl.R.Samama