Le Modèle prophétique de l'Hébraïco-Judaïsme. Substances, Transmutations, Histoire Claude Raphaël Samama




Philosophie

Le Modèle prophétique de l'Hébraïco-Judaïsme. Substances, Transmutations, Histoire

Articles et revues

Philosophie

2004

Claude-Raphaël Samama

in L'Art du Comprendre n°13

Penser le prophétisme. Le clair et l'obscur

Juin 2004
Revue L'Art du Comprendre n°13 Penser le prophétisme. Le clair et l'obscur
Sous la direction de Claude-Raphaël Samama

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Le Modèle prophétique de l'Hébraïco-Judaïsme. Substances, Transmutations, Histoire

(extraits)

Ce que l'on avait à apprendre dans le fait de se retrouver seul avec Dieu, on le transpose aujourd'hui à l'existence dans les grandes villes, une vie en solitaire avec un néant meublé…
Peter Sloterdijk

Les temps où le Verbe essentiel apparaît sont ceux où se renouvelle le lien qui unit le Je au monde[…] ; les temps où le verbe devient prépondérant sont ceux où le monde et le Je perdent leur réalité et deviennent étrangers l'un à l'autre, où s'accomplit la fatalité - jusqu'à ce que vienne le grand frisson, et l'haleine suspendue dans l'ombre, et le silence de l'attente.
Martin Buber


La prophétie est une parole sur le futur qui s'étaye d'une portée, d'une prégnance et d'enjeux de destinée. Le prophétisme, où la prophétie est une énonciation centrale, est le discours qui énonce cette parole accordée à un horizon de temps plus vaste et d'importance essentielle pour celui à qui elle s'adresse. Le prophète qui énonce ce type de parole ou s'y tient, prétend régler ainsi la question du devenir, entre le salut ou la perdition. Toutes les prophéties ne sont pas semblables et sont discriminées à partir de l'instance plus ou moins englobante et crédible d'où elles parlent. La prophétie se distingue de la divination. L'une veut anticiper le futur à partir de signes arbitraires ou d'une inspiration supposée venir d'un ailleurs indéfini ou contingent, l'autre - et tout particulièrement l'hébraïque - fixe le cadre et la voie de l'entièreté du temps et veut acheminer l'humanité plénière vers un but issu d'une transcendance révélée et prescriptrice. La prophétie se disqualifie par ailleurs dans l'incohérence du fou ou celle d'un inspiré qui ne le serait que de lui-même, c'est à dire sans l'étayage d'un discours à l'écho profond, durable et reçu car correspondant à une attente plausible et salutaire.
L'hébraïsme, autant que porteur et relais d'une transcendance fondatrice - fût-elle seulement dans l'idée - est l'inventeur du prophétisme comme discours tenu d'un plus haut en acte, préfigurateur d'événements et destination ultime. Il donne à lire des prophéties. Il se démarque à travers son corpus fondateur, pas seulement au plan de la prégnance textuelle, mais à ceux de l'identité qui en ressort, de " l'assignation " comme emprise symbolique extrême, individuelle ou collective et de l'importance accordée par les précédents à une temporalité finalisée. Une substance, qu'on préférera désigner comme hébraïco-juive - marquant ainsi deux moments d'une même matrice référée à un certain paradigme - est ainsi générée. En quoi celle-ci donne son sceau à une problématique générale du temps humain orienté vers une certaine direction métaphysico-morale, à la fois spécifique et universelle, c'est ce qu'il peut être intéressant d'étudier. Par ailleurs, penser une telle identité vocative, marquée, dans la forme textuelle autant que dans le fond spirituel, au sceau du prophétisme, en la rapatriant, dans la sphère de la productivité historique et donc de l'immanence, ouvre non seulement à la duplication ou l'emprunt mais à une influence.
L'essai qui suit se propose de décliner la figure empruntée par une certaine destination - au sens de la Beruf weberienne - étayée sur le corpus biblique originaire, autant que tenter de décrire le modèle - ou si l'on préfère, un " idéal-type " - d'une onto-théologie déterminante mais aussi d'une vision de l'histoire qui y puise une conception des rapports de l'homme, du monde et du temps. Sur un premier versant, elle serait portée par une eschatologie spirituelle implicite, sur un second, par une finalité anthropologique à dominante éthique - cette dernière pouvant prendre des formes sécularisées.

Paradoxes et essence du prophétisme hébraïco-judaïque

Mineur majeur
Un groupe humain peu nombreux, sinon minoritaire, a une expansion et une influence disproportionnées en termes d'apports intrinsèques. Une vocation nationale limitée voit inscrire sa norme dans une controverse métaphysique avec les empires et entre au destin spirituel et historique de l'humanité. Une marginalité culturelle, sinon une véritable idiosyncrasie symbolique, prendront parfois la dimension du monde. Une religiosité singulière, radicalement neuve sinon unique en ses présupposés, se voit confrontée à l'universalité de son écho. Comment expliquer la place démesurée, donnée par d'autres à l'exception hébraïco-juive d'une conception spécifique du couple homme-monde, pour ainsi la nommer, sinon sa prophétie, redessinant l'essence de l'homme et ses liens à un cosmos resignifié ? Quels processus conscients ou non, quelle exceptionnelle dialectique à l'œuvre, enclenchent alors tant d'influences avérées ou de mécanismes d'exclusion.
Jamais peut-être en effet le singulier et l'universel ne furent tant intriqués, chacun pouvant entraîner l'autre en un mouvement de balancier. Il y va évidemment d'histoire mais, comme on le montrera aussi, d'enjeux abyssaux entre l'anthropologie, au sens d'une certaine "assignation" symbolique de l'homme à une loi supposée réaliser sa nature et une onto-théologie qui statuerait alors d'un devenir garanti du monde. Car peut-être jouent ici, non un paradigme spirituel révélé à tonalité prophétique, la primauté d'une élection ou on ne sait quel privilège d'un destin collectif, mais des agencements méta-physiques et des fonctions méta-historiques à éclairer, sous la catégorie d'un universalisable. Une "phénoménologie", au sens hégélien d'une odyssée de la conscience ou de l'esprit qui se tient de ce qu'il avance ou accomplit ou de ce en quoi il est pris et fait enjeu, en serait ici la trace.

Singulier universel
Dans une telle représentation, le singulier d'un peuple, peut devenir anecdotique par rapport à la portée générique du discours. On peut alors y voir des enjeux de monde, d'humanité, de sens et telle ou telle sorte de lien des précédents qui en réaliserait une potentialité ouverte à tous, à portée et d'un bénéfice général proportionnel à une essence. Entre des questions à l'être1 (universelles) et des réponses (singulières) qui peuvent plus ou moins satisfaire selon leur degré de validité sinon de vérité, se nouerait une dialectique jamais close 2. La textualité déployante de la Loi, comme étayage transcendant de l'humain, sans cesse y assujettit ce qui équivaut à partir d'elle au devenir du monde, dont l'homme devient l'acteur - ou le partenaire - désigné. Le critère est alors l'échange conditionnel, le dialogue avec un au-delà de soi médiatisant, de révérence à une création reconnue, la passion jalouse d'un Unique, l'inauguration d'un commencement vivant et consécutivement, ce même paradigme prophétisé se diffusant, s'imposant à cause qu'il le peut d'un caractère d'infinitude et d'englobement, inaugurés, de l'essence humaine, mais pouvant aussi se voir rejeté du fait de ses exigences ou d'une apparente fermeture pour sa part ritualisée. Une alliance, bien sûr advenue d'une Grande prophétie - pour la raison de son énonciation par une Instance totalisante et incommensurable -, est ici temporalisée, assujettie à la fidélité, l'observance de commandements, la mémoire d'une origine, le souvenir des événements fondateurs que sont, après la Genèse d'un monde symbolique, la postérité abrahamique, la sortie d'Egypte, la révélation sinaïtique, le don de la Loi, le contrat d'une élection conditionnelle. La prophétie destinale s'échange contre une histoire d'exception à gagner dans la pureté fidèle, la sanctification qui en résulte et la consécration à une divinité, morale quoiqu'on en dise. Le salut est à ce prix qui conjoint une conduite à ses conséquences. La récompense ou la sanction découlent en effet du degré de confiance, d'exécution conditionnée à la tenue du serment, selon un mode de réciprocité extrême parfois catégorique et sans nuances.
Le texte de la Bible hébraïque est aussi porteur d'une structure de discours qui, en permanence, prophétise du temps à venir, créant ou venant (Livre du Commencement), du destin collectif ou individuel - épisodes adamique, noachique, abrahamique, vie des Patriarches (Genèse), de l'intercession mosaïque, d'une promesse de postérité, de salut, de terre à gagner (Livre de l'Exode). Mais on manquerait son architecture symbolique si n'étaient pas distingués, non seulement au sein du Grand récit, les tribulations - si l'on peut dire d'un peuple - et les révélations qui lui adviennent, mais encore et surtout des niveaux d'énonciation. Sans développer, pour l'instant outre mesure, il semble que l'on puisse en distinguer au moins trois : Dieu, instance suprême, altérité radicale et auteur de tous les temps - à la fois prévus et conditionnels, conditionnés à sa suite - qui peut s'adresser directement à l'esprit de l'homme (par exemple à Adam, Noé ou Abraham - mais aussi faire suivre d'actes sa parole) ; Moïse, en tant qu'intercesseur unique - et seul accédant à une présence de la divinité dont il recueille la Loi écrite et l'imposera ; les prophètes ultérieurs qui appuient leur propre parole sur celle antérieure ou inspirée de la révélation de Dieu, transmise ou présentifiée - de Samuel aux Prophètes de l'Exil. La distinction de ces niveaux ne se retrouvent pas forcément dans les textualités monothéistiques ultérieures qui, soit se réfèrent à la première structure déjà en place, soit transforment ou inversent les termes d'un contenu (la foi par rapport à la loi, l'obéissance en lieu d'une liberté), prophétisant aussi à partir de leurs propres prophéties et remettant alors en cause les secondes instances, mais jamais la première qui n'apparaîtra plus en tant que telle ! On y revient implicitement dans ce qui suit. A noter encore que, sous cette forme, aucun autre symbolisme religieux, ne mobilise les mêmes instances, ni l'articulation d'un tel dispositif assignateur.

Attirance répulsion
La conception de la divinité de l'hébraïsme rompt avec toute autre, non seulement par la forme de son récit légendaire - à la fois réel et mythique -, la nature de ses discours et leur forme - éthiques, impératifs et conditionnels, historico-politiques, épiques… -, mais surtout le niveau des paroles produites en son corpus - c'est à dire la hiérarchie des lieux et des figures de ses énonciateurs : la puissance ultime et souveraine du plus grand autre (Dieu), celle d'intercesseurs révélant et légiférant à partir de la précédente instance (Moïse), de porte-voix inspirés, mais toujours fidèles à une initiale parole et son fond d'alliance éthique (les Prophètes). Comment ne pas alors croiser résistance, refus, déni à un apparemment inconcevable, eu égard au contexte d'une antiquité polythéiste et idolâtre ? Ou au contraire fascination, emprunt, captation, adoption, traduction ? Ou encore ambivalence ? A moins qu'au bout du compte, au cœur d'effets créateurs et libérateurs de puissante énergie et à travers des réactions non prévisibles, des mutations d'un tel divin durent intervenir : translations harmonieuses ou antagonistes entre fini et infini, partie et totalité, temporalité et éternité, exigences radicales premières et aménagements ultérieurs, visible et invisible et leur face à face tonitruant ou silencieux.
L'herméneutique qui suit tente d'approcher non pas un " mystère ", mais une structure cachée qui semble orchestrer du sens, expliquer ce qui paraît inconséquent ou paradoxal donc, décoder sous des données traditionnelles insuffisamment perçues, le jeu entre un " singulier " proche et un " universel " lointain, une implicite fonction de miroir où se réfléchit étonnamment, en une parole liée à un temps mû par une certaine prophétie, un des jeux du monde. Pour cause d'origine et d'inachèvement, de trace et de programme jusqu'à lors inouïs, de voie étroite marquée pourtant au sceau d'un infini par définition indépassable, et d'une altérité en miroir.

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Conclusion. De l'énergie, du lien et de la trace

La recherche d'autres aspects ou effets, où le " modèle " - au sens bien sûr d'une construction idéal-typique - qui vient d'être décliné à partir d'une substance active, se vérifie, pourrait être prolongée. Son évocation, l'interrogation ou les effets de " transfert " qu'il suscite, peuvent ainsi se résoudre par des voies rationnelles et recouvrir une cohérence universelle où il n'est nullement question d'ésotérisme, de secret ou de mystérieuses voies. Il est bon de rappeler à ce point que la problématique est d'ordre symbolique, joue au niveau d'une méta-logique, d'une méta-physique et d'une méta-éthique pour reprendre des catégories rosenzweiguiennes. Une véritable transcendalité du temps créateur de l'homme, pré-orienté et idéal sous le couvert des textes qui la fondent et ne se réduisant pas à une mystique - même si elle peut en retenir des voies - rejoint celle d'un ethos et d'une praxéologie que soutient un prophétisme à teneur éthique et anthropologique. Sa marque ne se rapporte qu'apparemment à une communauté aux traits distinctifs inappropriables qui l'éloignerait ou la placerait à distance. La topique symbolisée ou nationalitaire d'Israël - aujourd'hui surinvestie sous les dehors d'une réalisation temporelle - ne doit pas cacher des effets de monde ayant pour horizon la fécondité du dialogue entre les nations et les siècles, et pour étapes, les avancées et les reculs de l'Histoire humanisée.
Il a donc été seulement question dans ce qui précède d'une vocation articulée à un symbolisme qui, tout en faisant une identité, lui échappe, la dépasse et résout en sa figure une universalité singulière, mais aussi une singularité universelle. Ces deux catégories où sont pris le destin et la prégnance symbolique hébraïco-judaïques, ouvrent à l'échange entre humains et au questionnement aussi parfois de la différence ou de l'écart - peut-être à la substance infinie comme nature naturante, qu'elle soit perçue et vécue ou non comme providence. Parcourant les Ecritures prophétiques - dont on a marqué des niveaux d'énonciation -, elles structurent une problématique du temps créateur et une dialectique ouverte à la transmutation, comme il a été montré. Mais aussi, on l'aura compris, à la question d'une vérité qui serait là, forme - plus que croyance - inscrite d'un postulat où la relation ultime entre le monde, l'homme et le divin totalisant aurait un plus haut sens, temporalité offerte à une humanité à parfaire de son essence, nature à considérer comme être, miroir et limite - cette dernière souvent oubliée.
Au-delà d'une identité reste une certaine définition de pertinence liée à la densité extrême d'un symbolisme. Sa prophétie ne s'ancre que dans l'hypothèse d'une certaine Parole définie dans ce qui précède comme noyau ultime de sens - celle d'une présence/absentée et d'une absence/présente -, sous les deux versants de son essentialité heuristique et matricielle, autant que de sa formulation cosmo-éthique, à ne pas confondre avec telle ou telle réalisation, toujours partielle dans l'Histoire, qui reste néanmoins son horizon.