La liberté existe je l'ai rencontrée Claude Raphaël Samama




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La liberté existe je l'ai rencontrée

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1994

En mémoire de Jacqueline Selz

La liberté existe je l'ai rencontrée

Tout le monde se tourne vers plus puissant que lui, commandement ou autorité, le père, l'oncle, un maître, l'ordre, sa mère, la loi, un jour ou l'autre, et cela depuis toujours. Puis plus tard vers soi et ce qui est différent, la société, ses événements, les livres, les infinis, en cette quête éperdue d'existence, cette recherche de la preuve qu'on est dans une incontestable réalité, que pleinement on existe, en attente, d'assurances et de sécurités. Chacun en quelque sorte a besoin de lumières acquises ou procurées pour se guider et comme de l'évidence des images que celles-ci alors lui renvoient. Mais on n'est jamais plus présent à soi-même, maître du monde, du temps ou des choses que lorsque point ce soleil invisible qu'est la liberté et qui est comme gagné après la traversée d'un élément obscur où baignerait notre originelle condition. . . La liberté est d'abord celle de l'esprit, puis du cœur en ses affinités et ses pactes souvent, celle du corps enfin en ses gestes créateurs et sa jouissance alors où d'exister prend forme, mais elle restera le plus souvent une mystérieuse alchimie où peu en fait aboutissent, non pas seulement à l'éprouver mais à en donner l'image rayonnante et le discours unique jusqu'à l'instant où s'efface le corps. Tous pourtant nous aspirons à ne pas être contraints par tout ce dont nous sentons, par intuition profonde, qu'il est étranger à ce que dicte un sentiment naturel, reconnu d'emblée quand on y est installé comme le plus propre à réaliser l'essence et la dignité de ce qui s'appelle l'homme. Universel projet; abouti pour une minorité infime.

De qui peut-on ainsi parler et autour de nous lequel, laquelle ayant fait le serment de rester libre justement, l'a tenu ? Qui, face à la clarté merveilleuse d'être soi quoi qu'il lui en coûte, mais sur le mode évidemment de l'au-delà de soi, du sentiment cosmique, éternel, de rencontrer le cœur vibrant du monde, a pu ainsi résister et ne point défaillir, renoncer ! Qui enfin, quoiqu'il ait pu lui en coûter a pu tout au long de son existence se targuer d'avoir maintenu intact cette radiation intérieure qui fait que les événements du monde ne nous gouvernent pas et ne nous assujettissent à leur navrante nécessité ? Une telle flamme, quand elle existe, ressemble à cette énergie qui transmue les événements en défis et les achève en épisodes à distance, les réduisant en volontés accomplies ou en créations qui éclairent la grisaille du monde, par delà la résignation au destin. " Ni Dieu, ni maître " comme le dit une formule dont la connotation entre le rouge et le noir des partis pris… ferait ici plutôt penser à celle de l'arc-en-ciel, symbole à la fois réel et merveilleux par ses promesses, et alors le pari farouche de ne jamais concéder au médiocre, à la petitesse, à la bêtise qui est ignorance ou fascination narcissique de soi seule, le programme ferme de s'opposer a l'uniformité qui tant fait le jeu des lois du monde et nous y asservit.

Jacqueline Selz a été cette existence dressée contre les conformismes, l'étroitesse du point de vue et du cœur aussi qui, dès lors, s'avilit en l'égoïsme et la solitude. Elle fut généreuse en ses amitiés sous la forme de l'intérêt porté d'abord à autrui, elle aima ce qui est fait pour être aimé, et d'abord la création sous toutes ses formes plastiques ou intellectuelles, elle vécu avec et pour les artistes pressentant dans leurs œuvres non point le sacré ou leur mystère, mai plutôt, j'en ai la certitude, le choix que tous ont fait de s'adonner à la liberté d'inventer, de faire tellement avec si peu, en dépit de l'obscurité initiale… On laissera au pied de ce portrait " spirituel ", le caractère et ce quelle fut dans l'anecdote et la péripétie de sa vie au cours du siècle, encore que les psychologues trouvaient grâce à ses yeux quand ils avaient l'intelligence de viser à l'essentiel et sans illusion sur le point de départ des affaires humaines. La femme d'exception, ici évoquée, fut de ces personnes universelles pour qui rien de ce qui touchait aux êtres humains et au devenir de leur planète, n'était étranger. Elle eût fait une excellente ambassadrice de l'équilibre français, de ses valeurs d'harmonie, de goût, de ses aspirations à une justice qui aurait englobé tous les peuples, toutes les conditions, toutes les cultures sous la seule réserve de la tolérance et du respect d'autrui.

Infatigable voyageuse, elle ne fut pas de l'espèce des voyageurs ou des pilleurs de ces pays étrangers où l'on va pour le plaisir de consommer des folklores ou de s'enrichir de souvenirs à bon compte. Elle voyagea avec amour dans le seul but d'amplifier sa connaissance du monde, d'élargir sa conscience par d'autres manières de voir et de vivre la vie, dépassant ainsi un horizon qui aurait pu rester clos ou limité aux frontières de ce Paris intellectuel et artistique, où elle vécut en effet mais sans jamais y réduire son univers qui s'étendait non pas seulement à la terre entière comme espace abstrait, mais à ses peuples qui en sont l'âme. Son intérêt pour leur quotidien, leur façon propre de se donner des objets de culte, de fabriquer l'outil ou le jouet, le symbole ou l'ornement où s'expriment l'essence des groupes humains encore artisans et créateurs, la formidable accumulation au cours des années de ces moissons obscures ou sublimes résument sans doute le génie de cette femme.

Un véritable créateur rassemble en lui une inspiration de la mémoire du cœur, du goût à imaginer, de la curiosité et du discernement, mais avant tout, nous en sommes sûr, de l'amour des autres, du monde, de la vie comme invention, tradition, foisonnement et sans nul doute encore, liberté. Jacqueline Selz cultivait le meilleur des hommes en un culte à leurs créations, seule justification peut-être de leur existence et pardon à leur cruauté… qui le plus souvent la bouleversait et plus encore leur fanatisme où, pour elle se nichait tout simplement et toujours la bêtise. Il y a des femmes qui inspirent, celles qui agissent, celles qui se sacrifient ou se choisissent elles-mêmes, il y a celles qui sont libres de leur " condition " et puisent dans leur " nature ", aujourd'hui refoulée ou niée, le sentiment cosmique d'avoir à exalter la vie, comme mystère, création, questionnement, œuvre, plus que comme déterminisme et biologie. . Elle n'eut point d'enfant mais fut si vivante. Elle ne créa point mais accomplit tant d'œuvres à travers ceux ou celles qu'elle aima, reconnut ou encouragea. Singulière, non-conformiste, allant hors des sentiers battus, des normes et des règles, ainsi parut-elle à certains ; mais en réalité elle était si humaine, trop humaine, vouée à l'intelligence de tout ce qui en ce siècle manifesta de la libération, du souffle, de la révolte, du nouveau. Elle était de ces aristocrates dans l'esprit, sans parler de sa féerique ascendance où à des nobles aux multiples quartiers se mêlaient les révolutionnaires et, on pourrait le deviner, un fil juif tenu du côté de la Lituanie, qui peut-être avec les autres la conduisit vers ces formes sublimées de l'errance ou se mélangent la nostalgie et l'espoir malgré tout. Elle haïssait la bêtise, les dogmes, les règles. Elle aima l'humanité, les chercheurs, les démarches, les chemins et les routes plus que les haltes et les ports. Elle fut ouverte, accueillante, généreuse et jusqu'à un âge avancé où elle restait ingénue et curieuse comme une adolescente, facétieuse, enfantine, séductrice. Elle fut en ces temps de barbarie et d'inculture, d'abaissement et d'égoïsme, pareilles à ces fleurs hardies et mystérieuses qu'offrent les hauteurs pour qui ose s'y aventurer, du côté des cimes et des escarpements, à ces endroits où l'âme rejoint le bleu du ciel et offre à qui a la chance de les rencontrer le symbole ultime des existences fières, conquises, solitaires, installées magnifiquement et même si provisoires dans la beauté des choses. La liberté, cet Edelweiss.

Jacqueline Selz traversa ce siècle comme un météore bleu, une étoile d'or, une comète opale éclairant l'azur où tout se peut, très limpide ou obscurci par des nuits au cours desquelles néanmoins on veille, car peut-être un peu lunaire aussi, jamais elle ne prit trop au sérieux les aléas du jour ou sa vulgarité parfois, lui préférant les mystères de l'obscur d'où jaillissent les questions et parfois les réponses dont elle savait si bien deviner l'imminence. Elle fut un grand témoin, la sage des jurys dans l'époque, jaugeant les productions qui seules compteront du siècle, vous verrez, une exception à qui rien ne s'imposa jamais que la vérité première et absolue de penser par soi, fut-ce sans grandeur, et la récompense sans nul doute d'être restée libre en toutes occasions. Jacqueline Selz ne s'est pas tournée vers les chefs, n'a pris ses ordres nulle part, n'a suivi ni les oncles ni les maîtres à penser ou renoncer, elle ne prit sa loi qu'au plus lointain entrevu du monde et de son devenir jaugé à ses cruautés possibles dont elle fut témoin mais aussi à l'espérance dont elle privilégia le pan en fait le plus modeste mais aussi le plus sûr…quoi d'autre que l'art et ses figures, s'il faut postuler ?

Plus tard elle regarda l'au-delà de soi pressenti dans le croisement du ciel et de la terre, à travers les peuples et leur culture, mais surtout dans la proximité de nos oeuvres occidentales où l'art tente de faire pardonner les trahisons ou les insuffisances du destin, en cette quête éperdue d'être, d'existence affirmant qu'on est plus que soi-même. Elle considéra les œuvres plus que leurs créateurs et comment celles-ci sont souvent plus que ceux qui les ont faites, tenant là peut-être un des éléments du miraculeux possible, à la portée de l'homme. Comme elle percevait trop nos parts d'ombre, cette femme avait besoin, plus que d'autres, d'une forme de lucidité, de clarté mentale, qu'elle conjugua sans cesse au futur, le temps dont elle disposa…

Jacqueline Selz avait sans doute un secret, et qui pourrait être de s'être murmuré sans cesse à elle-même, et par delà quiconque : " la liberté avant toute chose ". Sur quoi le temps dont elle fit de la musique et du miel ne peut revenir et où elle a comme gagné, cela est certitude, une sorte d'éternité.

Printemps 1994