Le savoir Juif dans l'Histoire. Le Juif de savoir Claude Raphaël Samama




Analyses critiques

Le savoir Juif dans l'Histoire. Le Juif de savoir

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Analyses critiques

À propos d'un essai de Jean-Claude Milner
222p, Grasset

Le savoir Juif dans l'Histoire. Le Juif de savoir

Cet ouvrage aurait pu s'appeler Petit traité de l'universel et du quelconque. Si l'universel est du côté du " difficile " à penser et à vivre, le " quelconque " lui, est à prendre comme le supposé accessible ou l'illusoire offert à tous. Du ravalement de la connaissance à ses effets techniques, de la démagogie politique du temps présent à l'exercice des fausses mémoires, il n'est plus d'homme relié. Le titre Le Juif de savoir, qui peut intriguer à en voir l'audience médiatique comme fascinée par un tel ouvrage, ou au contraire passer pour un lieu commun, serait le vrai prétexte pour mettre au jour le propos précédent.

Le " Juif de savoir " est une figure historique dont l'Allemagne d'avant le nazisme fournit la réalité singulière et le destin tragique. Il est celui qui, renonçant à tout autre attachement, mettra au service de La science, sous les auspices d'une Wissenschaft exclusive et tenue pour salvatrice, l'entièreté d'une vocation, au sens de la Beruf webérienne.
Le savoir doit être entendu ici, comme éloigné et différent de l' " étude " où la connaissance, comme dit l'auteur, est " embrayée ", alors que dans la science moderne et ses savoirs abstraits ou technologiques, elle ne l'est plus. Parmi les innombrables porteurs du " nom juif " qui firent ce choix et s'y vouèrent, ceux exemplaires de Freud et d'Hanna Arendt, tous deux mettant au-dessus de l'histoire, de leur condition existentielle ou de leur propre nom - leur nom propre - la généralité de la connaissance et bien sûr la langue allemande, attache majeure de leur identité.
D'autres pays d'Europe, et tout particulièrement la France, où l'accession à la liberté et la quête de reconnaissance ont plutôt transité par l'acquisition des droits politiques, ne sont pas à la même enseigne, leur renoncement n'ayant pas l'enjeu similaire d'un véritable sacerdoce, avec ses terribles désillusions.

L'extermination des juifs - terme retenu, plutôt que celui de Shoah - marque ici un avant et un après dont on ne peut faire abstraction, ni passer outre à ce qui s'y est joué, ce qu'Arendt tentera dans une pensée se proposant de " banaliser le mal ". Freud peu avant elle, dans son Moïse et le monothéisme, à la veille même d'un jamais-plus-comme-avant, voudra, dans un esprit semblable, maintenir le droit à la vérité du chercheur et à ses hypothèses, quand bien même transgressives et réductrices du sacré.

Après la fin du Juif de savoir européen, où viennent les noms des Hermann Cohen, Husserl, Cassirer, Panofsky ou Scholem par exemple, non remplacés en dépit des apparences, fut-ce aux Etats-Unis accueillant les transfuges que furent Bettelheim, Leo Strauss, Jonas ou Marcuse, d'autres effigies se présentent à la rescousse de cet universel là, comme perdu à jamais. En des figures moins hautes.

Les " Juifs de talent " foisonnent de nos jours, ceux de " négation " sont depuis légion, qui tentent, en fin de compte toujours à leurs dépends, de rejoindre la cohorte des sectateurs, sinon des militants de l' " universel facile ", celui inauguré par Paul de Tarse, l'abolitionniste de toute différence, de toute singularité, de toute condition, de tout destin différencié entre les hommes et leurs identités.

L'opinion dominante de ce temps, abstraite, générique, faussement égalitariste, " statistique " comme le dit si bien l'auteur, a pris la suite du savoir pour lui-même, désintéressé, idéal, si même ce dernier a pu être pour certains qui l'illustrèrent admirablement, un leurre identitaire ou un piège dans leur histoire.
Ainsi la perte, la disparition, l'extermination - programmée ? - des Juifs de savoir signeraient l'inauguration de temps nouveaux, pour le pire d'une science n'ayant comme finalité qu'elle-même. Son accroissement, ses succès la tiennent à distance d'un humanisme authentique, indifférente qu'elle est à la sagesse d'un universel d'exigence puisant dans la ressource du sujet humain, comme ouverture et incomplétude, plutôt que dans celle des objets finis du monde. Ce qu'est toute étude juive.

L'essai de J.C Milner est à la fois simple par son constat et ardu à suivre par son cheminement qui prend en charge la complexité des " jeux du monde " dont la trame est de moins en moins aperçue. Les Juifs en sont un des fils majeurs car ni leur nombre, ni l'espace, qu'on leur a réservé ne peuvent expliquer la place qu'on veut leur faire tenir, et aujourd'hui encore. Il faut donc chercher du côté, non de l'obscur, au contraire, mais de l'occulté quant à leur vocation qui a à voir clairement avec un sens du monde et de l'existence, reliés à des significations ultimes.
L'étude, qui ne doit pas être confondue avec le savoir, les rapporte depuis toujours à cet " universel difficile " qui s'oppose à celui " facile " du quelconque d'aujourd'hui pouvant se trouver partout, s'immiscer en l'essentiel ou valoir n'importe quoi par équivalence. Les Juifs oscillent autour d'un tel axe, tournent autour de ce noyau et leurs figures dans l'histoire les voient en effet, s'approcher ou s'écarter de ce champ de gravité où il n'est, évidemment, pas seulement question d'eux-mêmes. Sur ce dernier point, on aurait aimé que l'auteur, dans le sillage d'un Rosenzweig, pût montrer en quoi la dialectique juif - non juif excède de toute part les connotations psycho-sociologiques ou politico-historiques à quoi on veut sans cesse la ramener.

D'une subtilité d'écriture toujours brillante, même si parfois elliptique pour le profane, mais c'est là la rançon du style d'université, l'essai aurait été plus démonstratif encore, s'il avait par ailleurs insisté, en contrepoint, sur la substantialité même de l'étude juive, sa forme, ses effets d'assignation et sa portée. N'est--ce pas justement là en quoi elle se démarque comme questionnement ouvert, de toute clôture du temps humain, de tout dogme quant à une essence finie de l'être, de toute indifférenciation dans les parlers du monde, par bêtise, haine ou cécité ? L'analyse ou l'interpellation oblige, et là plus qu'ailleurs, à prendre en compte la position de l'autre, à qui l'on pourrait faire crédit de sa méconnaissance ou de ses résistances, dans une acception de ce dernier terme facile à deviner, quant à cela même qui fait question.