The artist's reality. Philosophies on art Claude Raphaël Samama




Analyses critiques

The artist's reality. Philosophies on art

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Analyses critiques

Sur un livre de Mark Rothko
La réalité de l'artiste, avec une introduction de Christopher Rothko
Traduction française par P.E Dauzat
295p, Flammarion, Paris, 2004

The artist's reality. Philosophies on art

Cet ouvrage donne à lire une véritable philosophie de l'art par un artiste qui compte parmi les très grands peintres de l'expressionnisme abstrait et a le mérite de faire pénétrer dans le futur laboratoire d'une peinture devenue à sa fin, un paradigme de l'abstraction chromatique pure. Il offre un passionnant exposé d'esthétique, d'aperçus profonds sur l'histoire de l'art depuis l'origine et présente les conceptions plastiques de Rothko quant aux enjeux, souvent incompris de l'art moderne abstrait.
Après une introduction qui donne un aperçu de la vie du peintre suicidé en 1970 et narre l'histoire du manuscrit retrouvé après sa mort, les vingt chapitres du livre constituent un itinéraire passionnant qui, si même ils traitent principalement de la peinture, peuvent aisément être transposés aux enjeux esthétiques du temps présent et tracer l'horizon de la modernité. D'où le titre et le sous titre, ouverts à une problématique d'ensemble. On en retiendra cinq grandes propositions.

Les fonctions de l'art.
On trouve dans les premiers chapitres une véritable conception anthropologique de l'art, qui la démarque des approches habituelles qui ne font qu'enregistrer et décrire les productions esthétiques d'une époque, sans questionner leur fondement d'essence. Soutenue par un artiste qui prendra sa place dans l'histoire de la peinture quelques années plus tard, elle n'en a que plus de valeur. L'art est une forme d'action sociale et culturelle qui prend en charge toutes les données de son temps, l'état de son développement scientifique, économique, tout autant qu'idéologique - assumées ou remises en cause. Il en assume sa " mythologie " - ses images dominantes -, sans pouvoir même le plus souvent s'en défaire. A ce titre, il en est un des reflets les plus profonds. Il ne serait qu'une activité parmi d'autres s'il n'était aussi une " fonction biologique " comme nécessaire à l'homme, qui transmet une énergie et soutient le désir de ceux qui l'élisent comme une pratique sérieuse. Il est alors une activité exprimant cette pulsion qui pousse l'homme à se prolonger dans un autre espace rendu perceptible et un environnement nouveau à proposer. L'artiste se voit ainsi attribuer une fonction sociale et une responsabilité, dont évidemment il apportera le témoignage qu'il les assume, sans céder à des demandes où il peut aussi ne pas vraiment créer ou inventer. La création véritable, qui ne se confond pas avec la répétition ou l'imitation, arbitrera de sa réussite. Elle est un mouvement, créateur de flux et de vie d'abord, si elle existe ou à tout le moins en réfléchit les forces secrètes.

La réalité de l'artiste.
Elle est certes, celle de son idiosyncrasie, de son talent propre, bien sûr aussi de la manière dont il a assimilé les productions antérieures, mais surtout, elle a à voir avec son mode de relation intime, physique avec le réel et ses enjeux, qui, plus que les images, sont l'espace, la couleur et la lumière et aussi le temps, au sens musical de ce vocable. Ce dernier est, pour Rothko, une notion double, qui ne concerne pas seulement l'intérieur de la toile, son rythme, ses séquences, son dynamisme ou son immobilité ou le rapport des deux, mais le sujet même ou le contenu des tableaux comme acte. De nombreux passages montrent avec une grande efficience démonstrative, en contrepoint justement de l'abstraction, que les sujets de la peinture, jusqu'à la modernité ont à voir avec le mythe. Les croyances d'une époque (l'antiquité, l'art byzantin, la Renaissance, les deux ou trois siècles qui la suivent), les symboles qui y prédominent (sujet religieux ou profane, dans l'art hollandais des 16-17émes, par exemple) sont conditionnés, réfèrent de toute évidence à une foi religieuse, une idéologie ou une philosophie du monde, à un moment de l'histoire. Les seules échappées ne peuvent être alors que techniques (invention de la perspective, du clair-obscur, plus tard de la lumière…), qui curieusement ne modifient pas une thématique récurrente. Ce que l'on pourrait appeler la déconstruction ou l'analyse plus tardive du " réel " en ses éléments (impressionnisme, avec la lumière, expressionnisme cézanien, avec la fragmentation ou la fractalité objectale, pointillisme, avec une décomposition reconstructive, cubisme, comme découpage et construction) n'atteignent pas pour autant la réalité ultime d'une perception. Nous pourrions dire de l'être tel qu'il apparaît alors en une figure - en-soi et pour-soi fusionnés -, et se donne alors, hors des connotations de la culture, des usages - fonctionnel, marchands, idéologiques dominants, ludiques etc…

La plasticité.
Mais quels sont donc, le critère majeur, la qualité suprême, l'essence que doit rejoindre, trouver ou retrouver, l'œuvre véritable qui se démarque et atteint à l'art comme réalité intrinsèquement artistique et que Rothko distingue de celle qu'il qualifie d'" illusoire " ? Il avance ici, un caractère original, dont toute la mesure ne sera donnée et accomplie que dans son dernier œuvre peint, à partir de la fin des années 1940. On notera que le livre est écrit dans les années 40-41, bien avant la période des chromatismes et que la page de garde du manuscrit a failli l'intituler plasticity. La tactilité est bien cette qualité physique que le vrai peintre doit rechercher, c'est celle du regard d'une profondeur, de ce mouvement idéal apparenté à l'intérieur de la toile, s'en dégageant, saisissant et comme faisant vivre en son sein un essentiel d'elle, donc de ce qui y fut mis d'énergie et de mouvement. Qu'on imagine maintenant que le sujet soit supprimé ou non figuré ou… absent, il restera cela même qui vibre et retient. Subsistent la sensualité, l'émotion " tactile ", l'affection, attachées, suspendues à la toile, nichées en elle dans des effets de miroirs purs et réfléchissants, que nul support à référence figurative ou représentations subséquentes ne viennent soutenir. Il faut avoir vu les Multiformes de la toute fin des années 1940 pour en effet ressentir la couleur en fusion ou expansion, comme une véritable dramaturgie au retentissement à éprouver comme tel. La perception y devient autre chose et le dessein pictural entraîne vers un sensualisme qui n'a plus rien d'intellectuel, mais peut tirer vers une émotion mystique ou spirituelle. On a pu qualifier ainsi, a posteriori, l'effet de la peinture de Marc Rothko.

Le rôle du mythe.
Véritable herméneute de l'histoire de la peinture, Rothko, aperçoit bien le rôle des croyances et des mythes qui imprègnent, influencent ou orchestrent les différentes périodes ou écoles de l'histoire de la peinture. Ils y sont représentés dans les sujets religieux ou profanes, à foison, au point que peu y échappent. Les grandes civilisations (La Mésopotamie, l'Egypte, La Grèce, l'Inde, puis la chrétienté à Byzance ou Rome) ne représentent dans leur art que le mythe de leur civilisation, soit une conception sacrée ou religieuse des formes, évènements privilégiés ou " anecdotes " que leur sert une religion, des croyances, des canons symboliques articulés à une manière de concevoir mythologiquement le monde et l'homme ou leurs interactions, jamais l'homme en lui-même ou le monde en soi. Ceux-ci sont assujettis à une singularisation issue de corpus symboliques ou de visions pré-determinées, d'une certaine conception du monde, finalement orientée. L'artiste n'échappe ainsi jamais au mythe de son temps et un Michel Ange lui-même ne contourne cette contrainte que par la forme donc et non le sujet ! Il y a là une vue originale dont peu d'historiens ont aperçu l'enjeu et la relation comme systémique à une essence de l'art, inclus un Panofsky ou un Gombrich, chez qui la place de la sémiotique ou de la sémantique picturales, sous cet angle des déterminations décrites, reste trop privilégiée ! Dans son esthétique Hegel pourtant, voit bien lui, une progression de l'esprit vers son expression de plus en plus absolue… sauf qu'il fait trôner la poésie au sommet de son esthétique et que la peinture n'épuise pas la potentialité totale de l'expression spirituelle. Rothko, qui cite souvent Platon (p,121,195, 208, 215, 229), reconnaît cependant aussi à la poésie son éminence. Ce n'est peut-être pas par hasard. Il en va certes d'une autre façon, chez un Malraux par exemple, où la fonction de l'art se veut transcendante. Celle-ci relève du transcendantal chez Rothko, qui fut sans doute, à la fin, écartelé entre ces deux dimensions... Ajoutons, pour être complet, l'utilisation que Rothko lui-même a fait de sujets mythologiques dans sa production surréaliste des années 40, avant sa grande période d'abstraction. Mais, outre une figuration stylisée, épurée et seulement allusive, elle est à prendre dans un sens figuré et symbolique, que vite d'ailleurs, il dépassera (Antigone,1939, The omen,1940).

L'essence de l'art moderne.
Celui--ci se distingue des arts décoratifs, d'illustration autant que des arts traditionnels, populaires ou primitifs, si même il peut ou doit les intégrer, mais jamais s'y assujettir. La véritable modernité en art n'est pas plus dans le traditionalisme figuratif, l'indigénisme ou ses synthèses, telles qu'elles se présentent, par exemple, dans l'art muraliste des grands mexicains ou des modes ou usage décoratifs. Il n'y a là que des constructions artificielles, plus ou moins abouties, eussent-elles la valeur d'œuvres représentatives ou correspondant à des intentions locales - Rothko dit " vernaculaires " - ou d'opportunité.
L'art moderne véritable est " généralisateur ", opérant des synthèses de l'espace et de la durée comme mouvement, il réfléchit à sa manière les réalités de l'espace-temps culturel qui l'environnent, en les intégrant dans l'œuvre contrapuntique qui les sublimera. Il ne cherche ni à plaire, ni donc à décorer, mais ouvre un champ de formes dynamiques à ressentir ou vivre, dans l'inouï ou l'invention de leur construction. Le critère de la " plasticité " - chapitres 4 et 5 -, ci- avant évoqué, de dynamisme interne et d'émotionnalité propres à l'œuvre doit prévaloir sur tout autre. Le goût ou la mode, les habitudes perceptives ou les attentes du public ne doivent pas influencer la création qui reste celle d'un individu confronté à son projet unique d'artiste. Ainsi Rothko, contrairement à d'autres abstraits, ne donnera jamais de titre à ses toiles pour accroître plus encore le dépaysement et renforcer le rôle de la perception et des sensations que le peintre voudrait faire naître.

Ce livre, parfois difficile par le croisement des perspectives abordées, éclaire les conceptions profondes d'un peintre dont le travail a réussi à porter l'abstraction chromatique à un état de concentration et d'émotion rares. On comprend mieux après l'avoir lu, pourquoi et comment la genèse des grandes œuvres ne doit rien au hasard et ici à une intelligence rare, plus que des formes, de l'acte qui les génère, si elles doivent provoquer en nous l'écho potentiel d'une substance picturale efficiente et d'un projet d'expression humaine, autant que ce qu'on voudrait qu'elles signifient.