Analyses critiques
Qu'est ce que la philosophie juive ?
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Analyses critiques
Sur un livre de Gérard Bensussan
Desclée de Brouwer, collection Midrash, 2004
Qu'est ce que la philosophie juive ?
Les livres didactiques sur la pensée ou la philosophie juive sont nombreux. Ceux qui retiennent le seul fil conducteur de la philosophie comme savoir constitué spécifique, donc sans parti pris ou préalables dogmatiques, le sont moins. La seule interprétation des auteurs juifs et leur articulation orientée ne prennent plus alors le pas sur le questionnement et la problématisation, en principe au cour de la démarche philosophique. Il en va ainsi pour cet ouvrage. L'auteur tient le pari d'appréhender la philosophie juive selon le mode propre de connaissance et de déploiement historique de La philosophie, ce qui fera ressortir la philosophie juive en tant que telle, eu égard aux autres et aux critères à mobiliser.
Bensussan a pu éviter ainsi le travers d'une didactique biaisée, en se donnant une grille de lecture et d'interprétation assez pertinente, à la fois par ses hypothèses de travail et les résultats obtenus dans la compréhension. Il faut l'en féliciter, pour le bénéfice pédagogique et les nombreux éclairages qui en résultent, si même on peut ne pas le suivre dans certaines de ses interprétations ou d'autres enchaînements.
Le plan s'articule autour de l'exposé approfondi des trois grand moments classiques que sont Philon d'Alexandrie pour l'antiquité hellénistique, Maimonide pour la pensée médiévale, Mendelssohn pour l'entrée dans la modernité des Lumières, H.Cohen, M.Buber, F.Rosenzweig et E.Levinas pour la période qui conduit à aujourd'hui. Un tel choix est justifié et sous tendu par ce que l'auteur appelle des « segments » qui correspondent chacun, outre à un moment crucial de l'histoire de la philosophie, aux grandes aires géographico linguistiques où celle ci fut élaborée, grecque, arabe, allemande et avec lesquelles la pensée juive a dialogué ou s'est confrontée principalement. Faut il remarquer alors que le moment français en serait absent, si même à travers Descartes et les cartésiens il se retrouve à travers Spinoza ?
Entre chacune des grandes pensées, sont évidemment introduites les importantes « transitions » que sont le Talmud, la Cabale - celle ci un peu trop brièvement peut être -, et la Haskala issue elle, du dialogue avec les Lumières philosophiques occidentales où les figures de Kant puis de Hegel, constitueront, le premier, un puissant étayage pour Hermann Cohen par exemple et, le second, un repoussoir, pour Franz Rosenzweig.
Si même de multiples penseurs juifs sont encore brièvement cités, Juda Halévy, Saadia Gaon, Crescas, Nahmanide, le Maharal ou Salomon Maïmon, on pourrait objecter des absences, et celle majeure de Spinoza, au moins pour la source de sa pensée. On conviendra que la dimension de l'ouvrage obligeait à des raccourcis. C'est la cohérence de la visée qui justifie ici le choix de s'en tenir à l'enjeu d'une essence hébraïque à l'ouvre ou de s'y référer sans jamais perdre de vue sa cohérence intrinsèque. La question est bien alors celle de la transcription plus ou moins concessive des figures préexistantes du Texte assignateur en des enjeux onto théologiques et éthico existentiels juifs dans le langage de l'autre, avec le risque d'une « aliénation » dans la mêmeté. Car si la question est bien le « qu'est ce » de l'objet à étudier, « la philosophie juive », il faut alors ne s'atteler qu'à lui et lui seul, faire donc des choix et postuler d'une essence. Bensussan y réussit assez bien en rapportant tous ses exposés des pensées majeures retenues aux deux axes de cordonnées où elles prennent leurs sens « juif » : d'abord leur lien au corpus textuel symbolique hébraïque auquel elles ont toujours à faire comme horizon, surdétermination inconsciente ou contrainte rationnelle, ensuite leur dialogue « translittéré » avec un contexte historique, linguistique, cultural, d'altérité ou de convergence dans lequel elles élaborent des synthèses (Maimonide/Aristote ; Mendelssohn, H.Cohen/Kant) ou des ruptures (Rosenzweig, Buber/Hegel ; Levinas/Heidegger).
A l'issue de l'ouvrage apparaissent bien l'originalité et l'irréductibilité, sinon le destin de la philosophie juive et ses propres articulations. Si elle a pu allégoriser (Philon), intégrer (Maimonide) ou mettre à distance (Mendelssohn) la Tradition et se doter d'un discours propre ou convergent avec la rationalité plus ou moins universelle des nations et leurs philosophies dominantes, elle a connu dans la modernité des mutations essentielles. Tant l'idéal de la rationalité classique que celui du neutre de l'ontologie et d'un universel homogénéisateur ont été critiqués et dépassés par le segment allemand des penseurs juifs (Cohen, Rosenzweig, Buber) auquel est adjoint Levinas, en des pensées du retour à un propre indépassable. Pour cause sans doute de cause infinie et d'irréductible, en l'homme et au dehors, de l'ultime.
Une dernière remarque. A propos de Rosenzweig, p.193 à 201, dont Bensussan est un des traducteurs français. On s'étonne, à nouveau, de ce que la lecture de ce très grand penseur soit parfois conduite à la lumière d'une supposée « autonomie » de sa pensée ou d'une invention radicale de discours. Nous tenons que dans ce livre majeur qu'est L'Etoile de la Rédemption on ne peut rien entendre de vif, si on isole la progression réflexive, la logique à l'ouvre et les grandes « corrélations » d'indice méta autant que tous les thèmes existentiels ou théologiques abordés, du Récit inaugural implicite d'où ils s'induisent. Ce dernier (ou premier) sert à l'ouvre de trame fondatrice et d'outil cogitatif de duplication à d'autres échelles, autant dans la structure même de sa cohérence cosmo ontologique indépassable que dans la forme d'un langage advenu, comme parole sublime et adresse, et pour la première fois totalisant. Toutes les métaphores ou paradigmes transposées ne sont alors que des déclinaisons du plus Grand et du Souverain qui ordonne, au sens multiple de ce verbe. Où la boucle est bouclée d'un Unique.
La « philosophie juive » est bien ce discours de l'entre deux et des polarités qui, jusqu'à un certain point ambivalent, tôt ou tard se tourne à l'origine de l'infini en devenir. De ce petit traité, précis et dense, écrit par ailleurs dans un impeccable style, on retiendra cette leçon, en contrepoint finalement du seul formalisme des concepts et des systèmes.
Bensussan a pu éviter ainsi le travers d'une didactique biaisée, en se donnant une grille de lecture et d'interprétation assez pertinente, à la fois par ses hypothèses de travail et les résultats obtenus dans la compréhension. Il faut l'en féliciter, pour le bénéfice pédagogique et les nombreux éclairages qui en résultent, si même on peut ne pas le suivre dans certaines de ses interprétations ou d'autres enchaînements.
Le plan s'articule autour de l'exposé approfondi des trois grand moments classiques que sont Philon d'Alexandrie pour l'antiquité hellénistique, Maimonide pour la pensée médiévale, Mendelssohn pour l'entrée dans la modernité des Lumières, H.Cohen, M.Buber, F.Rosenzweig et E.Levinas pour la période qui conduit à aujourd'hui. Un tel choix est justifié et sous tendu par ce que l'auteur appelle des « segments » qui correspondent chacun, outre à un moment crucial de l'histoire de la philosophie, aux grandes aires géographico linguistiques où celle ci fut élaborée, grecque, arabe, allemande et avec lesquelles la pensée juive a dialogué ou s'est confrontée principalement. Faut il remarquer alors que le moment français en serait absent, si même à travers Descartes et les cartésiens il se retrouve à travers Spinoza ?
Entre chacune des grandes pensées, sont évidemment introduites les importantes « transitions » que sont le Talmud, la Cabale - celle ci un peu trop brièvement peut être -, et la Haskala issue elle, du dialogue avec les Lumières philosophiques occidentales où les figures de Kant puis de Hegel, constitueront, le premier, un puissant étayage pour Hermann Cohen par exemple et, le second, un repoussoir, pour Franz Rosenzweig.
Si même de multiples penseurs juifs sont encore brièvement cités, Juda Halévy, Saadia Gaon, Crescas, Nahmanide, le Maharal ou Salomon Maïmon, on pourrait objecter des absences, et celle majeure de Spinoza, au moins pour la source de sa pensée. On conviendra que la dimension de l'ouvrage obligeait à des raccourcis. C'est la cohérence de la visée qui justifie ici le choix de s'en tenir à l'enjeu d'une essence hébraïque à l'ouvre ou de s'y référer sans jamais perdre de vue sa cohérence intrinsèque. La question est bien alors celle de la transcription plus ou moins concessive des figures préexistantes du Texte assignateur en des enjeux onto théologiques et éthico existentiels juifs dans le langage de l'autre, avec le risque d'une « aliénation » dans la mêmeté. Car si la question est bien le « qu'est ce » de l'objet à étudier, « la philosophie juive », il faut alors ne s'atteler qu'à lui et lui seul, faire donc des choix et postuler d'une essence. Bensussan y réussit assez bien en rapportant tous ses exposés des pensées majeures retenues aux deux axes de cordonnées où elles prennent leurs sens « juif » : d'abord leur lien au corpus textuel symbolique hébraïque auquel elles ont toujours à faire comme horizon, surdétermination inconsciente ou contrainte rationnelle, ensuite leur dialogue « translittéré » avec un contexte historique, linguistique, cultural, d'altérité ou de convergence dans lequel elles élaborent des synthèses (Maimonide/Aristote ; Mendelssohn, H.Cohen/Kant) ou des ruptures (Rosenzweig, Buber/Hegel ; Levinas/Heidegger).
A l'issue de l'ouvrage apparaissent bien l'originalité et l'irréductibilité, sinon le destin de la philosophie juive et ses propres articulations. Si elle a pu allégoriser (Philon), intégrer (Maimonide) ou mettre à distance (Mendelssohn) la Tradition et se doter d'un discours propre ou convergent avec la rationalité plus ou moins universelle des nations et leurs philosophies dominantes, elle a connu dans la modernité des mutations essentielles. Tant l'idéal de la rationalité classique que celui du neutre de l'ontologie et d'un universel homogénéisateur ont été critiqués et dépassés par le segment allemand des penseurs juifs (Cohen, Rosenzweig, Buber) auquel est adjoint Levinas, en des pensées du retour à un propre indépassable. Pour cause sans doute de cause infinie et d'irréductible, en l'homme et au dehors, de l'ultime.
Une dernière remarque. A propos de Rosenzweig, p.193 à 201, dont Bensussan est un des traducteurs français. On s'étonne, à nouveau, de ce que la lecture de ce très grand penseur soit parfois conduite à la lumière d'une supposée « autonomie » de sa pensée ou d'une invention radicale de discours. Nous tenons que dans ce livre majeur qu'est L'Etoile de la Rédemption on ne peut rien entendre de vif, si on isole la progression réflexive, la logique à l'ouvre et les grandes « corrélations » d'indice méta autant que tous les thèmes existentiels ou théologiques abordés, du Récit inaugural implicite d'où ils s'induisent. Ce dernier (ou premier) sert à l'ouvre de trame fondatrice et d'outil cogitatif de duplication à d'autres échelles, autant dans la structure même de sa cohérence cosmo ontologique indépassable que dans la forme d'un langage advenu, comme parole sublime et adresse, et pour la première fois totalisant. Toutes les métaphores ou paradigmes transposées ne sont alors que des déclinaisons du plus Grand et du Souverain qui ordonne, au sens multiple de ce verbe. Où la boucle est bouclée d'un Unique.
La « philosophie juive » est bien ce discours de l'entre deux et des polarités qui, jusqu'à un certain point ambivalent, tôt ou tard se tourne à l'origine de l'infini en devenir. De ce petit traité, précis et dense, écrit par ailleurs dans un impeccable style, on retiendra cette leçon, en contrepoint finalement du seul formalisme des concepts et des systèmes.