Analyses critiques
L'ivresse de l'art. Nietzsche et l'esthétique
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Analyses critiques
Sur un livre de Paul Audi
220 p, Le livre de poche, Biblio essais, 2003
L'ivresse de l'art. Nietzsche et l'esthétique
L'esthétique - ou comme l'écrit l'auteur esth/éthique - serait-elle une des voies possibles du cheminement de l'homme, et comme une issue à son destin tragique en ce monde dont se sont absentés les dieux ? L'art est bien choix, option, acte vif reliant les forces de la vie à sa vocation créative. Ses réalisations formelles, ses essais de réussite, de représentation, sublimation, dépassement ne seraient que le résultat de ce processus, d'un enjeu personnel et vivant à mettre au jour.
Dans la tradition occidentale, l'esthétique formule la théorie de l'art. Elle part de ses productions, considérées le plus souvent comme modestes eu égard à la hiérarchie des êtres de pensée (Platon, Aristote), des conditions pour nous de la prégnance des œuvres (Kant) de l'histoire de ses formes et de leur sens dans le progrès de l'Esprit (Hegel). Nietzsche voudra lui, mettre en avant, non pas seulement l'œuvre d'art accomplie, offerte et disponible pour une consommation passive, mais l'activité libre de sa genèse au cœur d'un enjeu vital. L'art serait le paradigme de la vie comme force, énergie physique, puissance lui permettant non de passer de la volonté obscure ou de l'instinct à la représentation (Schopenhauer) mais justement d'exprimer son essence, en un vertige où il en irait du corps, de ses seules puissance, pris et se libérant d'une énergie " excédentaire " où un " soi " viendrait porter plus loin, tirer plus profondément, un " moi ", p128.
Audi se propose de dépasser ici le seul schéma réducteur de L'origine de la tragédie, où la pensée profonde de Nietzsche ne serait qu'en filigrane ou partielle. Au-delà de l'opposition du dionysiaque exubérant, festif et libérateur des forces de la vie et l'appollinien formel et maîtrisé, construit, sublimé et comme à distance de ce dont il serait question, l'art ne serait qu'" ivresse " comme condition de sa possibilité d'émergence et de création autant que comme réception et jouissance. L'art n'est pas seulement un registre entre le sensible et l'intellectuel, un genre distinguant d'autres formes d'expression de l'esprit. Il ne recouvre pas seulement les critères permettant de classer ses productions - celle qui imitent la nature (son poïen), celle d'un artisanat (une teknè d'agréable utilité, à maîtriser ou parfaire) ou encore celle d'une sensibilité débridée ou fougueuse (le romantisme) se donnant pour l'esprit. Il devrait être ivresse, exubérance, " excès " toujours, s'ouvrant ainsi à un fond d'où sourd et se joue ce qui le distingue des autres activités de l'homme. L'art permettrait ainsi de s'y retrouver, de retrouver ce dont il témoigne ou par quoi il nous interpelle, de reprendre à son compte l'élan créateur initial. " L'acte de création, c'est le don de la forme par l'ivresse " p118. Cette ivresse est à ressentir d'abord par l'artiste et d'autant plus créatrice qu'elle sera plus extrême. On est ici loin des essences, formes pures et autres conceptions sublimes ou éthérées de l'art inspiré de plus haut. L'artiste moderne est celui qui entre en résonance avec la vie par le corps, la sensation, le mouvement, les vibrations de sa physiologie ou de ses nerfs, une forme d'activité " virile ", nerveuse, impressionnée et impressionnante. Ou alors il ne serait pas !
D'un tel ouvrage très bien informé, érudit, savant où, citations, mise en place de " textes " multiples, citations croisées - tendance trop moderne à la glose ? - et exemples étayent une démonstration de parti pris ou révérante à l'égard d'un Nietzsche à la prophétie philosophique cohérente, quels commentaires apporter ? La force de la thèse et la logique d'une démonstration ne produisent pas forcément une théorie suffisante à épuiser la question.
Si les exemples de Van Gog, Rothko ou Kandinsky (et encore, pour cause d'un constructivisme à base de forte intellectualité - ou pour Rothko, de souci métaphysique), entrent dans le schéma, ceux de Rousseau, Mallarmé ou de Proust posent d'autres problèmes qui ont moins à voir avec le corps et ses arcanes ! Il resterait aussi les autres expressions de la création et leurs matériaux diversifiés où la dialectique créative, transformatrice échapperait à la pulsion !
La causalité esthétique tient par ailleurs - outre à ses métamorphoses successives - à un souci ou des déterminations qui constituent l'art comme histoire évolutive de ses formes autant que de reflet formant d'un temps, anticipant son futur ou le questionnant à travers une invention délibérée et libératrice, dépassant la subjectivité individuelle et narcissique. Par la rencontre peut-être d'un autre que soi, mais à reconnaître en soi, comme forme bientôt souveraine, autonome, fondée alors d'un travail qui résiste, ne se soumet, élabore et vainc ce qui restait obscur, rejoignant dans l'œuvre créée, non le propre de soi, mais alors, le sien… Dés lors se poserait la question d'une puissance de l'art puisant moins à la force, qu'à la vision, l'anticipation et l'effet reconnaissable d'une puissance une lutte spirituelle, pour la raison justement d'un victoire (ou d'un échec, pensons à Artaud…), ou du partage objectif de la réussite d'un projet outrepassant sa singularité sur le registre d'un transcendantal abouti…
Quant à Nietzsche, les thèses de La naissance ne sont ici qu'amplifiées, appliquées à une modernité esthétique avec lesquelles, certes, elles convergent pour partie. Il est intéressant de noter que dans la proposition esthétique d'Audi, la musique, où il suit là Schopenhauer, est à la fin d'un exercice suprême : " …de sorte que c'est cette essence à la fois dynamique et affective, identifiée à la forme même de la musique, que les autres arts vont bientôt se mettre, l'un après l'autre, à revendiquer pour eux-mêmes… " p 189. C'est déjà ce que Nietzsche préconisait, mais en parlant lui de " Socrate musiciens ", ce qui soulèverait la question des " mixtes ", sinon d'une alchimie non réductible ou renvoyant à une quête et au miracle des créations abouties où les secrets d'un artiste le voient unifié, au-delà des puissances de son seul corps et d'une lucidité d'après l'ivresse.
Dans la tradition occidentale, l'esthétique formule la théorie de l'art. Elle part de ses productions, considérées le plus souvent comme modestes eu égard à la hiérarchie des êtres de pensée (Platon, Aristote), des conditions pour nous de la prégnance des œuvres (Kant) de l'histoire de ses formes et de leur sens dans le progrès de l'Esprit (Hegel). Nietzsche voudra lui, mettre en avant, non pas seulement l'œuvre d'art accomplie, offerte et disponible pour une consommation passive, mais l'activité libre de sa genèse au cœur d'un enjeu vital. L'art serait le paradigme de la vie comme force, énergie physique, puissance lui permettant non de passer de la volonté obscure ou de l'instinct à la représentation (Schopenhauer) mais justement d'exprimer son essence, en un vertige où il en irait du corps, de ses seules puissance, pris et se libérant d'une énergie " excédentaire " où un " soi " viendrait porter plus loin, tirer plus profondément, un " moi ", p128.
Audi se propose de dépasser ici le seul schéma réducteur de L'origine de la tragédie, où la pensée profonde de Nietzsche ne serait qu'en filigrane ou partielle. Au-delà de l'opposition du dionysiaque exubérant, festif et libérateur des forces de la vie et l'appollinien formel et maîtrisé, construit, sublimé et comme à distance de ce dont il serait question, l'art ne serait qu'" ivresse " comme condition de sa possibilité d'émergence et de création autant que comme réception et jouissance. L'art n'est pas seulement un registre entre le sensible et l'intellectuel, un genre distinguant d'autres formes d'expression de l'esprit. Il ne recouvre pas seulement les critères permettant de classer ses productions - celle qui imitent la nature (son poïen), celle d'un artisanat (une teknè d'agréable utilité, à maîtriser ou parfaire) ou encore celle d'une sensibilité débridée ou fougueuse (le romantisme) se donnant pour l'esprit. Il devrait être ivresse, exubérance, " excès " toujours, s'ouvrant ainsi à un fond d'où sourd et se joue ce qui le distingue des autres activités de l'homme. L'art permettrait ainsi de s'y retrouver, de retrouver ce dont il témoigne ou par quoi il nous interpelle, de reprendre à son compte l'élan créateur initial. " L'acte de création, c'est le don de la forme par l'ivresse " p118. Cette ivresse est à ressentir d'abord par l'artiste et d'autant plus créatrice qu'elle sera plus extrême. On est ici loin des essences, formes pures et autres conceptions sublimes ou éthérées de l'art inspiré de plus haut. L'artiste moderne est celui qui entre en résonance avec la vie par le corps, la sensation, le mouvement, les vibrations de sa physiologie ou de ses nerfs, une forme d'activité " virile ", nerveuse, impressionnée et impressionnante. Ou alors il ne serait pas !
D'un tel ouvrage très bien informé, érudit, savant où, citations, mise en place de " textes " multiples, citations croisées - tendance trop moderne à la glose ? - et exemples étayent une démonstration de parti pris ou révérante à l'égard d'un Nietzsche à la prophétie philosophique cohérente, quels commentaires apporter ? La force de la thèse et la logique d'une démonstration ne produisent pas forcément une théorie suffisante à épuiser la question.
Si les exemples de Van Gog, Rothko ou Kandinsky (et encore, pour cause d'un constructivisme à base de forte intellectualité - ou pour Rothko, de souci métaphysique), entrent dans le schéma, ceux de Rousseau, Mallarmé ou de Proust posent d'autres problèmes qui ont moins à voir avec le corps et ses arcanes ! Il resterait aussi les autres expressions de la création et leurs matériaux diversifiés où la dialectique créative, transformatrice échapperait à la pulsion !
La causalité esthétique tient par ailleurs - outre à ses métamorphoses successives - à un souci ou des déterminations qui constituent l'art comme histoire évolutive de ses formes autant que de reflet formant d'un temps, anticipant son futur ou le questionnant à travers une invention délibérée et libératrice, dépassant la subjectivité individuelle et narcissique. Par la rencontre peut-être d'un autre que soi, mais à reconnaître en soi, comme forme bientôt souveraine, autonome, fondée alors d'un travail qui résiste, ne se soumet, élabore et vainc ce qui restait obscur, rejoignant dans l'œuvre créée, non le propre de soi, mais alors, le sien… Dés lors se poserait la question d'une puissance de l'art puisant moins à la force, qu'à la vision, l'anticipation et l'effet reconnaissable d'une puissance une lutte spirituelle, pour la raison justement d'un victoire (ou d'un échec, pensons à Artaud…), ou du partage objectif de la réussite d'un projet outrepassant sa singularité sur le registre d'un transcendantal abouti…
Quant à Nietzsche, les thèses de La naissance ne sont ici qu'amplifiées, appliquées à une modernité esthétique avec lesquelles, certes, elles convergent pour partie. Il est intéressant de noter que dans la proposition esthétique d'Audi, la musique, où il suit là Schopenhauer, est à la fin d'un exercice suprême : " …de sorte que c'est cette essence à la fois dynamique et affective, identifiée à la forme même de la musique, que les autres arts vont bientôt se mettre, l'un après l'autre, à revendiquer pour eux-mêmes… " p 189. C'est déjà ce que Nietzsche préconisait, mais en parlant lui de " Socrate musiciens ", ce qui soulèverait la question des " mixtes ", sinon d'une alchimie non réductible ou renvoyant à une quête et au miracle des créations abouties où les secrets d'un artiste le voient unifié, au-delà des puissances de son seul corps et d'une lucidité d'après l'ivresse.