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Pour un humanisme relatif - Les humanités plurielles
Articles et revues
Philosophie
2006
Claude-Raphaël Samama
in L'Art du Comprendre n°15
Philosophies de l'humanisme
Pour un humanisme relatif - Les humanités plurielles
J'aye peur que nous avons les yeux plus grands que le ventre,
et plus de curiosité que nous n'avons de capacité.
Nous embrassons tout, mais n'étreignons que du vent.
Montaigne
La généalogie d'une notion porte à remonter à une origine puis retracer l'histoire de son devenir. Il apparaît vite, à propos de celle d'humanisme, qu'il n'y a pas de discours univoques sur l'existence et la signification de l'homme, ni forcément de convergence entre ceux qui lui proposent une destination. Les formes, les valeurs les plus propres à accomplir l'humain, la place à donner à l'homme dans la nature et la destination même de l'humanité varient au plus haut point, dans l'espace et le temps.
La manière dont l'humain se décline dans ses réalisations collectives et socio-historiques est l'autre entrée fondamentale dans la question de l'humanisme. Elle fait contrepoint à un certain universalisme issu de la voie occidentale. La diversité civilisationnelle autant que « culturale » fait apparaître en effet des modalités multiples et une réalité non uniforme des représentations que l'humain se donne de lui-même, des voies où il s'est déjà inscrit, des manières selon lesquelles il voudrait être et agir dans le monde. Serait-il alors une variable faite d'imaginaire et de symbolique qui présiderait au statut individuel autant qu'à la façon de se définir des sociétés ? Un universel phénoménal imposerait-il la logique de sa présence et une norme d'évolution historiquement identifiable ?
Spécifier la réalité de l'humain en une condition élevée au-dessus de toutes les autres ou par un système formalisant ce choix d'éminence est, dans tous les cas, susceptible d'une pluralité d'orientations sinon de renversements d'évidences selon la perspective adoptée. Le questionnement sur la validité d'un terme générique, son usage et ses enjeux, devient ici, au-delà d'une « anthropolitique » dont il reste à voir la direction, un défi où s'affronteraient un universel abstrait et la concrétude singulière d'humanités plurielles en leur vocation.
La réflexion qui suit se propose d'explorer la multiplicité des figures dans lesquelles l'homme a voulu se définir à travers cette dignité qu'il s'attribue ou veut promouvoir, le différenciant ainsi de tout autre existant. L'humanisme renvoie ainsi dans le fil de la tradition occidentale à l'idéal renaissant d'une perfection du savoir en vue d'une excellence, aux doctrines philosophiques qui veulent arbitrer pour l'homme de cette dernière, aux symbolismes culturaux - hélas trop souvent négligés - qui soutiennent telle ou telle manière de définir la condition humaine et son destin, aux courants idéologiques enfin, de plus en plus actifs, qui revendiquent le souci de l'homme sans s'être d'abord penché sur le sens de son être ou a minima, avoir questionné celui de sa présence au monde.
Il reste à voir le sens de telles gageures et élargir la perspective à des horizons souvent occultés ou inaperçus.
La question culturale de l'humain
S'il s'agit de penser le phénomène humain et l'anthropologie différentielle où il se déploie, on sera toujours dans le champ des représentations et c'est là, comme on le verra, qu'il convient de placer le débat, si l'on veut qu'il avance. Le croisement des symbolismes religieux ou philosophiques avec la question de l'humanisme - au sens cette fois de la destination de l'homme - introduit entre eux des différences, sinon des divergences abyssales. Une approche comparatiste est ici du meilleur enseignement et d'une pertinence insoupçonnable quant aux enjeux de la question.
La Chine ou l'Inde, pour prendre ces deux exemples majeurs, n'ont pas défini l'humain, ou un de ses pendants, le divin, de la même manière, que l'on compare entre elles leurs anthropologies culturales ou celles-ci, avec leur homologues occidentales. Ni les représentations du temps, de l'espace ou de la nature comme vie et matière, ni la place de l'homme dans le cosmos ou le sens de sa destinée - avec les voies parfois inverses d'un salut par négation -, ni les modalités éthiques de l'action mondaine, ni les identités du masculin et du féminin1 ou celles du groupe, ne sont les mêmes que dans la tradition ou la philosophie occidentale.
Rome ou la Grèce antique, qui ont tant influencé la Renaissance italienne et sa doctrine même de l'humanisme lettré, ont quant à elles, une conception implicite de l'humain aux antipodes de sa définition occidentale d'aujourd'hui. L'esclavage est au cœur de leur économie productive ou domestique, la hiérarchie sociale caractérise l'organisation politique et leurs constitutions ou leur Droit ont un indice de démocratie minimale. Elles produisent pourtant la liberté d'une élite de citoyens et leurs grandioses créations intellectuelles ou esthétiques. Ces dernières seront à la source d'une certaine conception impériale ou citoyenne de l'homme et dans tous les cas le modèle de celui que la Renaissance tentera de promouvoir, comme un idéal. Ce qui plaide déjà pour le relativisme.
Le christianisme, central et déterminant pour l'Occident est un humanisme en deux sens. Il fait de Dieu un homme. Il met l'humanité au centre de sa doctrine comme pécheresse rédimée par la grâce du sacrifice christique, une théologie trinitaire, la médiation de la foi et un appel universel à l'imitatio de son paradigme.
Le judaïsme n'est pas du tout à la même enseigne. L'homme n'y est nullement au centre, si même considéré comme créature d'un procès divin. Différentes « assignations » posent l'humain - ce qui accomplit son essence éthique - comme but d'une réalisation morale idéale résultante, toujours éloignée plutôt qu'acquise, ayant à voir avec le dessein de Dieu, artisan suprême de tout réel. La loi est la condition de l'accès à l'humain comme asservissement reconnu à elle et accomplissement d'une potentialité. L'humain n'est ici que comme résultat en quelque sorte ou indice d'un état à atteindre. Conditionnel, il n'est pas donné mais conquis, pas non plus mystérieux comme objet arbitraire d'une grâce accordée2, mais plutôt un contrat lié à une promesse.
L'Islam, quant à lui, se dit aussi volontiers un « humanisme » , sauf que s'il se veut à son tour doctrine de salut par la foi et les œuvres, il tend à imposer la seule unicité de sa doctrine en disant accomplir ou clôturer les révélations… Dans sa version extrémiste, il exclut tout autre mode d'accès au divin. Sa réalisation historique l'a parfois conduit aussi à s'enfermer dans des cultures archaïques où l'intolérance - en particulier sur le statut des femmes - et la singularité (issue du contexte historique et cultural de sa révélation en Orient) n'ont pas toujours fait de lui, hormis à certaines périodes de symbioses culturelles, le vecteur d'un universalisme ouvert ou le moteur historique d'une évolution significative du progrès humain. L'orientation de sa doctrine et sa diffusion mondiale assignent aujourd'hui quelque un milliard et demi d'individus à sa profession de foi de soumission au message du prophète Mahomet. Aux yeux de tout musulman, l'Islam est un « humanisme » exclusif, la liberté de l'homme et sa destination ne trouvant d'issue qu'à travers une Parole d'assignation réductrice et limitante, spécifique et pas forcément universalisable.
Les autres religions non monothéistes, plaideraient à leur tour pour une conception d'où l'homme comme centre ou fin n'est pas exclu, mais reçu alors comme être naturel du monde et non, aboutissement ou « miracle » d'une Création. Cent cosmologies ingénieuses ou naïves, plusieurs mythologies pourraient être ici évoquées. Toujours l'homme s'y montrera, dans la proximité, le sillage, la cohabitation heureuse ou conflictuelle avec les dieux. Que l'ingénuité ou le primitivisme de telles croyances n'aient pas permis le progrès - surtout technologique - qu'ont favorisé d'autres systèmes, ne plaident pas en leur défaveur, si la dimension humaine y est (était ?) maintenue comme accord harmonieux de l'homme avec son univers local ou élargi.
L'Occident, après avoir plaidé - surtout dans les trois derniers siècles - pour sa seule vocation humaine au titre de la rationalité de sa civilisation, est aujourd'hui le champion apparent d'un humanisme informe et tonitruant à base de faux universalisme. Il reste intolérant et négateur des différences, prône les faux semblants de la démocratie représentative (car les peuples ne gouvernent pas vraiment) et du/des Droit (s) de l' « homme » , mis à toutes les enseignes, qui, comme toujours, entérinent un ordre dominant ou procédural, issu du précédent ! Il s'est drapé de compassion hypocrite pour mieux justifier son impérialisme économique (aujourd'hui mondialisé). Il produit le culte d'un homme « christianisant » et narcissique dans le reflet paradoxal de la science seule, conquérante (de quoi finalement ?) et prenant le risque d'abolir (ou faire disparaître un jour) ses servants, comme dans ces contes fantastiques où la créature se retourne contre son créateur - il y a Pinocchio et il y a Frankenstein ! Il alimente de plus en plus un nihilisme, profond si même inavoué, qui s'alimente au flux des images, virtuelles ou non, d'un monde impuissant à donner le moindre sens à un théâtre d'ombres où l' « homme » erre sans but ni sens de lui-même, rabâchant une histoire qu'il ne comprend plus. Cet Occident contemporain3, avec ses deux polarités, américaine et européenne, peut-il alors se flatter d'avoir contribué à une quelconque harmonie, en particulier avec la « Nature » dont il est issu et qu'il aura contribué plutôt à briser ou éloigner sous les auspices d'une puissance brutale et hasardeuse, sauf à se renforcer elle-même à l'infini, sans horizon ni fin que son déploiement, supposé illimité. Où serait alors l'homme, maître aveugle de la seule matière et d'une croisière sans destination, en dépit de discours anciens ou se voulant neufs4 qui clament dans le désert des espérances naïves, creuses ou perdues ?
L ' « humain » entre philosophie, anthropologie et idéologies
Poser la question de l'homme comme celle d'un en soi/pour soi, séparé, autonome et susceptible d'accomplir lui-même un destin ou exprimer une essence indéterminée au départ est une figure récente dans l'histoire de l'humanité (ou plutôt des humanités, si l'identité de celles-ci est celle dont elles « s'assignent » ou se disent assignées, comme il sera montré).
L'Occident est ici la figure de proue d'une telle invention. Il resterait encore à voir à quel moment elle surgit et ce qui la soutient, selon une remontée archéologique qui irait plus en deçà de la position foucaldienne5. Cette dernière ne conçoit « l'homme » comme concept que dans le sillage de sa construction épistémologique via les sciences dites « humaines » - moment conjoncturel et fini d'une déclinaison historique de sa représentation, la fin du XVIIIe siècle européen. L'humanité est pourtant susceptible de se refléter en d'autres moments où elle se détermine et fonde sa conscience à partir de prémisses qui privilégient tel ou tel trait, composante ou déterminations selon une autre visée ontologique. Foucault ne dit-il pas lui-même : « C'est que nous sommes si aveuglés par la récente évidence de l'homme, que nous n'avons même plus gardé dans notre souvenir le temps cependant peu reculé où existaient le monde, son ordre, les êtres humains, mais pas l'homme. »6
Si l'antiquité grecque ou latine, ne distingue pas l'homme de l'être, ontologiquement, elle lui ouvre plutôt - des Pré-socratiques aux Stoïciens - la voie d'un ethos implicite et finalement peu problématisé. L'être de l'homme, son étance, restent pris dans une totalité non séparée où entre le cosmos physique et le logos humain, les dieux font le lien du sens comme condition et destinée. L'homme s'établit à une place de « nature » qui doit en principe, l'accorder à une essence dont la clef est harmonique, entre nécessité (cosmos) et acceptation d'un ordre pensé (logos). C'est la philosophie hellénistique et son hénothéisme, largement imprégné du christianisme naissant et en contrepoint du monothéisme hébraïque, qui voudra créer une échelle des existences et hiérarchiser les niveaux de l'être, l'homme étant à une place dégradée à cause d'une déchéance et d'un éloignement qui le séparent du divin (Plotin, Proclus) à retrouver au bout d'une possible ascèse spirituelle.
La philosophie scolastique ne pense pas, elle, la séparation ontologique mais plutôt celle d'une condition aux enjeux éthico-religieux, entre la déréliction et le salut par la foi, de saint Augustin à Nicolas de Cuse. En introduisant la subjectivité - par la médiation de la croyance à une rédemption possible ou assurée par sa foi -, l'homme se voit dépossédé d'une place naturelle, pour une condition déchue et pécheresse à rédimer, écarté alors d'un soi doté d'autonomie. La Raison, comme logique, issue déjà de l'Aristotélisme, viendra pourtant au secours d'un pré-humanisme constitutif de civilisation (Duns Scot, Anselme, Averroës…).
La Renaissance italienne accomplira l'accréditation d'une notion et d'un courant, l'Humanisme, qui mit l'homme au centre d'une conception appelant à une vocation nouvelle ou régénérée, se libérant de la tutelle ecclésiastique. La redécouverte des hautes figures de l'Antiquité grecque, certes soumise à la polarité des inspirations différentes de Platon et d'Aristote, mais aussi latine à travers Cicéron, arabe avec Averroès ou hébraïque avec la Cabale (del Medigo, Léon l'Hébreu), permit à d'éminents penseurs de forger des Écoles de lettrés privilégiant l'étude, la traduction des textes et la circulation des idées. D'Alberti à Ficin, de Pic de la Mirandole à Pomponazzi ou Zabarella, plus tard de Campanella ou Érasme et jusqu'à Bruno, ce sont l'accomplissement de l'homme et de ses potentialités qui sont le but suprême offert à l'individu et à sa cité dont le destin n'est pas séparable. Les moyens de cette conquête sont l'harmonie avec soi, à gagner par le savoir et une impeccable érudition, une sagesse à gagner par la méditation des Anciens, le dialogue et l'échange guidés par la civilité, une dignité à promouvoir par une conscience nouvelle de l'Homme ayant pris conscience de lui-même, comme liberté et choix de la « vie active » , seule à même de révéler les potentialités inscrites en l'homme. Les créations esthétiques et spirituelles auxquelles parvient cette période européenne exceptionnelle, de Michel Ange au Tasse, de Raphaël à Calvin, de Montaigne à Léonard, d'Érasme à Ronsard et tant d'autres des arts, des sciences et des lettres brillent au firmament de l'esprit universel.
Les pensées ultérieures, où Descartes tiendrait une place éminente, semblent comme oublier la dimension collective de toute humanité et sa nécessaire implication dans la cité des hommes ou l'histoire collective. Tout l'âge classique, Descartes donc, mais aussi Leibniz ou Malebranche pensent un homme monadique, isolé, et comme auto-défini, si même le recours métaphysique à Dieu sert à fonder cette suffisance. Spinoza mais aussi Hobbes ouvriront néanmoins la voie à des pensées politiques où l'individu humain se voit affronté à son semblable sur fond européen du bon gouvernement.
La philosophie transcendantale amplifiera l'appréhension métaphysique de l'homme et son fonctionnement générique, universel, finalement abstrait. Kant en constitue le paradigme. Et ce ne sont pas à la suite, les Lumières, Rousseau, Hume et plus tard Hegel, introduisant l'importance du contrat social, de l'Histoire ou du « droit des gens » , qui modifieront une vision homogène, non différenciée, formelle, d'un homme à la rigueur « anthropologisé » , mais sûrement coupé de tout horizon ontologique. Après eux, l'homme au contraire, pourrait bien plutôt n'être plus ou consister en sa représentation au détriment d'un soi présent au monde. Issu de son auto-représentation, produit par lui ou défini sans autres fondements qu'une construction auto-référencée et ainsi construite sans recours extérieur à lui-même, le sujet humain devient la seule jauge du réel7. Le système kantien, signe ainsi la fin de la logicité métaphysique, en n'autorisant que la légitimité du phénomène perçu ou reconstruit, barrant la voie à la pensée nouménale. Par le coup de force d'un privilège donné à l'expérience objective, il enfermera la rationalité dans le cercle d'un rationnel causal, opératoire et appauvri, si même la voie « pratique » ou celle du « jugement » , qui font l'objet des deux « Critiques » après celle de la Raison pure, laissent ouvertes les voies d'une transcendance relative à l'échelle de la seule subjectivité, posée comme rationnelle a priori.
Dans le sillage hégélien qui entérinera la fin de la métaphysique classique sur le même versant de l'autonomie de l'homme comme figure et destin, et identité du rationnel et du réel, viendront des pensées d'une certaine « extériorisation » . Le soi, le sujet ou l'individu humain seront pensés à travers des principes, des intuitions, ou des « forces » sous jacentes, les portant ou les exprimant au mieux. Il en ira ainsi pour Schelling8, Schopenhauer9 ou Nietzsche10. Plus tard avec un Bergson, en un autre sens. La négativité créatrice produira pour le premier les forces à l'œuvre dans la création. La volonté sera pour le second le principe moteur des actions et du désir humain. La vie puis la volonté de puissance seront pour le troisième, les seules réalités salvatrices que voudraient occulter la morale (chrétienne, des faibles) ou la Raison (justificatrice a posteriori des actions instinctives ou issues des forces d'un soi, non dénaturés). La « durée » enfin, « l'énergie spirituelle » ou « l'évolution créatrice » seront pour Bergson11, les seules réalités authentiques et explicatives du monde comme phénomène, et du sujet qui en participe ou est immergé en elles, individuellement ou collectivement. Ainsi l'homme se voit ici pensé non dans sa mêmeté ou sa substance d'exception ontique, mais rapporté à une instanciation altérante qui surdétermine sa nature et décline les propriétés enfouies de sa substance.
Il resterait, dans ce panorama cursif des grandes pensées de l'anthropologie philosophique à faire une place aux systèmes de la science dans leur interférence avec la perspective humaniste.
Celui d'Auguste Comte s'impose ici, non par la rigueur intrinsèque de sa construction mais par la cohérence « idéologique » de sa reprise d'une histoire orientée du savoir et d'un double phénomène d'assujettissement/libération de l'homme, souvent désigné, chez cet auteur, sous la catégorie de « l'humanité » . Le positivisme est en effet l'assomption dans l'histoire de celle-ci des conquêtes de la connaissance scientifique par l'esprit. Les trois stades du théologique, du métaphysique et de l'âge positif, les cinq étapes articulées et successives du système des sciences, dans l'ordre : astronomie, mathématiques, physique, chimie, biologie, formalisent, non seulement un système cohérent car reprenant les étapes effectives d'une maîtrise par la science objective des « objets extérieurs du monde, mais tout autant la marche de l'esprit humain vers leur conquête où se réalise le génie collectif. Le système de la philosophie positive » entérine implicitement une vision et une adhésion autant qu'un programme, en vue d'une « idéologie » et d'une politique au service justement de l'Humanité, conçue comme la succession des générations dont les découvertes enrichissent son patrimoine de civilisation. Au point qu'il s'achève en religion et « catéchisme » , à savoir qu'il n'est pas d'alternative à cette histoire-là et à ce salut par la voie de cette science-là. Comte ne pouvait apercevoir dans ce parcours philosophique l'envers de sa construction et son débordement par les logiques propres à la Technique et la capture qui en découle du monde. Il n'a pas vu, et son optimisme d'époque ne corrigera pas sa prophétie, les transformations de la condition humaine auxquelles le progrès ne ferait pas échapper12. Sa « sociologie » apportera sa caution au saint-simonisme, précurseur de la doctrine de Marx. Son « humanisme » implicite dans l'intention est un des piliers de la vocation occidentale, universaliste et exclusive d'autres destinées !
La reprise de la problématique humaniste par Heidegger, dans son texte fameux (Ueber den Humanismus) traduit en français par Lettre sur l'Humanisme13, est plus qu'une ponctuation dans la restitution moderne de la question. Ce texte, abondamment commenté et souvent mal compris, permet de repenser la question de l'humanisme, au-delà de l'acception historique (ou mieux, historiale) du terme, à la lumière d'abord de la question de l'essence de l'homme qui conditionnerait tout possible discours de vérité sur lui. Ni l'histoire de la culture, ni tous les savoirs objectifs, ni paradoxalement, l'ensemble des métaphysiques occidentales qui entérinent telle ou telle orientation de la Raison ou tel premier principe supposé, ne permettent de penser la vérité originaire (originante ?) de l'homme. « L'indemne » en serait le cœur qui rappelle l'homme à une origine et le conduit à une pensée différenciée de la présence. En effet, toute métaphysique ou définition a priori de l'homme sous telle catégorie déterminée « ne pense pas la différence de l'être et de l'étant » . Qu'elle pense l'homme comme « animal rationnel » ou selon telle détermination, elle lui attribue implicitement une supposée essence (une étance ?) qui manque son « humanité » comme présence béante, lieu (être-là, dasein), lien (à un soi originaire et non encore défini), et surtout, questionnement. Dans cette réduction métaphysique disparaît la « revendication » de tout sujet par l'être, son « ek-sistance » , l'amenant tôt ou tard à être et n'être pas cela où l'on dit qu'il est. Cela qui voudrait le caractériser le manque (ou le comble faussement) et vient comme « souci » de ce qu'il est, c'est à dire cela qui ne se confond avec rien d'autre que la question, perdue ou oubliée, de lui-même comme rapport à l'existence et toujours à sa question.
Dès Sein und Zeit, le mode humain d'exister avait été posé dans son unicité et comme ne pouvant se résoudre en aucune des déterminations que la métaphysique ou la science (les sciences « humaines » ) proposent, de Platon (Noüs) à Descartes (Cogito) Kant (Jugement transcendantal) ou Hegel (Phénoménologie de l'Esprit et Savoir absolu), ou tout autre savoir contemporain, partiel ou spécialisé… L'homme ne se confond pas non plus avec l'actualité, l'action ou l'activation de son existence vivante et située, ni avec aucun regard qui voudrait identifier une substance ou une réalité exhaustive de ce qu'il y aurait à penser du monde et de lui-même et surtout de leur horizon commun ou de l'origine de leur rapport, d'emblée. Toute la pensée de Heidegger s'articule à cette dénonciation, non pas d'impostures (comme métaphysique, l'histoire de la philosophie ne pouvait pas ne pas s'engager dans des discours orientés par des a priori dénaturants…), les systèmes de la Philosophie au long de son histoire devaient ainsi s'élaborer (puisque existant comme réalités historiques et donc, historiales, faisant partie d'un passage obligé ou inéluctable), non pas d'impostures donc, mais de la dénonciation d'illusions, de manquements et d'occultations (voilements) par abondance d'un trop plein de pensée vis-à-vis du plus simple (ou encore de « l'indemne » ) qu'il y aurait eu (ou qu'il y a toujours à penser). Bien sûr, c'est l'être qui est à penser et non pas l'étant partiel ou factice, ainsi perdu ou donc, occulté. C'est évidemment dans la dimension ou le plan du moins et du plus médié à la fois, du plus proche (à soi) et du plus lointain (à ce qu'il vise) : le langage, que viendra se ressourcer la question. Après celle du temps. Le langage est le lieu et le lien du plus originaire en l'homme quand il questionne cela même qui vient comme question de l'être. On a nommé ici la poésie quand le langage y restitue un cela même dont il est question comme parole qui parlerait encore de cela qui fait signe ou se serait absenté, le faisant pressentir (Rimbaud…), regretter (Hölderlin…), quêter (Mallarmé). Sans l'atteindre, car il reste dans l'éloignement comme passé, futur ou présent même, vide, manquant ou manqué, parfois entr'aperçu (Rilke, Char). Parmi toutes les formes de discours, le poème abouti, reste en effet, étonnamment et toujours, en toutes langues, celui qui va au plus près de la présence humaine au monde, alors même qu'il n'exige rien !
Ainsi la quiddité de l'homme est manquée par toute approche qui voudrait l'enserrer, l'enfermer, le définir, le rapporter à elle en le réduisant à tel ou tel trait, fût-il important ou déterminant de lui même, comme par exemple le cogito. L'Homme échappe sans cesse et ne peut être réduit. D'où le paradoxe d'une position (ou d'une proposition) d' « anti-humanisme »14, permettant de dépasser et d'aller au-delà de toute doctrine qui aurait prétention à clore la question de l'homme ou se présenter comme ayant épuisé son essence, l'enclore par limitation, en un mot le forclore15. Si l'essentialité de l'homme - et même ce mot ne convient plus, trop lié qu'il est à la métaphysique limitative advenue dans le Temps (Zeit) qui a fabriqué son image - est au-delà de ce qui jusqu'à aujourd'hui a été pensé, alors un contre-« humanisme » est à l'ordre du jour comme programme visant à retrouver la question ouverte de l'être humain qui ne se confond avec aucun autre étant et sur laquelle tant de discours voudraient conclure. D'autres voies qui auraient prétention à dépasser la métaphysique, transmuer le système des valeurs, créer un sur-homme etc., ne résorberaient pas une perte, un oubli majeur ou encore la « mort de Dieu »16. Source d'une partie des étants ultérieurs issus de sa puissance, étranger aux autres qu'il trouve là, l'homme reste en deçà de l'Étre (opposé au néant) et au-delà de lui (comme capacité de le/s'en distinguer par un penser de cela-même qui est là en jeu).
Une pensée comme celle de J. Derrida (moins comprise ainsi à cause de sa connivence lévinassienne qui influença beaucoup la dernière partie de sa production) n'est-elle pas à situer dans cette perspective au moins comme méthode, et la déconstruction comme chemin rétroactif, libérant un nouvel espace occidental et l'horizon de pensées allégées du poids des métaphysiques lourdes et entravées ou des fausses routes de l'histoire17 ?
Si les précédentes analyses ont quelque fondement, on voit à quel point toute pensée qui se voudrait « humaniste » reste en deçà de ce qu'il y aurait à penser (et faire) de l'homme et… à quel point ce que chacune, s'en revendiquant dans l'histoire, mesure d'un écart à ce qui est déjà distance originaire. Un impensé est là qui reste la jauge de toute pensée pertinente à le réduire.
Le souci de l'homme et sa perte
Sa propre question hante paradoxalement l'histoire de l'homme. Celui-là qui tient par la conscience qu'il en a le monde en regard, par son intelligence l'analyse d'abord, le découpe ensuite selon des articulations maîtresses en vue du savoir qu'il en prend ou des actions qu'il programme, celui-là qui se repère dans le temps par sa mémoire, dans l'espace par la domination des forces qui résistent à son mouvement ou qu'il sait mettre à son service, qui, par l'outil simple ou sophistiqué modèle la matière ou la fait servir, celui-là encore qui par volonté sait, selon le programme cartésien « qu'il peut s'en rendre maître et possesseur de la nature » , celui-là, ainsi n'est pas quitte. Il ne l'est pas à cause de sa finitude, de l'issue inéluctable de sa mort et, au-delà de celle-ci même qui déjà vient interpeller son existence, il ne sait pas, depuis toujours, le sens de cette dernière, sa raison ultime, son pourquoi. Étant, l'homme ne connaît pas, hormis sa fin inéluctable, sa destination et le sens d'avoir été !
De ce qui pourrait former le scandale ou encore le paradoxe de cette présence dont l'extrême puissance (Aristote) se voit ainsi limitée ou ravalée, il lui faut en rendre compte, justifier cela dont il n'est pas la source, donner une signification à ce qui reste irrésolu. Toute réponse doit par ailleurs, ne pas être en-deçà de la conscience qu'il prend des enjeux de cette question (et de la situation problématique qui en découle) et, dans le discours qu'il doit alors produire, raccorder cette existence, au plus haut point soucieuse dans son être-là, à un fondement la transcendant (ou lui servant d'horizon), ou à tout le moins l'englobant comme partie. Partie pouvant, paradoxalement, penser le Tout, se questionner dans/de sa question !
Là prend sens tout récit qui justifie l'existence au-delà d'elle-même, la dote d'une dignité qui préserve tout ce dont elle est enceinte, porteuse de puissance et de gloire autant que de finitude et de déréliction (Pascal). Mythologies et religion y prennent leur source et ce que les différentes civilisations ont pu enfanter de systèmes de croyances, de culture, de symboles en vue de réassurer l'homme, le replacer dans le tout auquel il appartient, segment ou microcosme ne trouvant pas en lui la raison de son exister, ni le but de son développement. Seule la Nature pourrait lui renvoyer sa propre cohérence et ses lois auxquelles il est assujetti, mais sans que la même lui fournisse les clefs de l'énigme de sa propre nature et d'une présence où l'être lui-même vient comme question de son être18.
De Kierkegaard ou Nietzsche à Heidegger, de Rosenzweig à Sartre, de Dostoïevski à Camus ou Beckett, en philosophie ou littérature, la modernité ne s'est pas seulement emparé de la question existentielle comme destinée subjective de l'homme et « condition » libre, livrée à l'angoisse devant elle-même et au « souci » . Elle a aussi tenté de repenser la question de l'humanisme avec encore plus d'acuité du fait des impitoyables barbaries du dernier siècle. Son questionnement s'est surtout manifesté à partir d'une condition humaine (Malraux, Camus) coupée de toute transcendance extrinsèque et donc, ni fondée, ni guidée ou justifiée au plan de ses choix, de civilisation (Schopenhauer, Nietzsche, Freud), individuels (Sartre), collectifs (Marx). Le principe d'une extériorité fondatrice ou légitimante a été comme reporté au sein de l'individu comme volonté de puissance (Nietzsche), inconscient (Freud), souci de l'être-là (Heidegger), liberté du pour-soi (Sartre), ou à l'autre pôle du groupe (luttes des classes chez Marx ou dialectique des groupes, chez Sartre19). D'où il s'ensuit que l'approche contemporaine de la voie humaniste est radicalement différente de celle qui a fait accréditer le même concept à la Renaissance comme résultat d'une culture tournée vers l'esprit des Lettres et la visée de valeurs universelles permettant l'épanouissement de l'homme en harmonie avec son monde.
Les sens pluriels du terme humanisme sont bien à repérer ici. Celui connoté historiquement par l'éloge du savoir cultivé et l'élévation de l'homme par sa civilité, celui de la prise en compte de la condition humaine en vue de son salut existentiel, puis progressivement, du souci du bien être de l'humanité comme un idéal de civilisation. Qui ne voit alors le glissement progressif d'un sens bien défini à un sens plus ambiguë, où viennent à la fois le décalage entre l'intention affichée et sa réalisation concrète, le programme et son exécution, l'écart entre le plan individuel et celui du collectif, le paradoxe d'un idéal aboutissant souvent à son contraire et des systèmes ou des politiques de l'homme produisant la barbarie. Plus, ce serait les deux derniers siècles de la civilisation occidentale - donc, sa pointe la plus avancée dans le temps - qui auraient remporté la palme, entre l'impérialisme et le colonialisme, les totalitarismes génocidaires ou bureaucratiques, les armes de destruction massive et divers désastres écologiques ou culturels, ceux de la destruction des peuples, des territoires, des langues ou d'autres environnements.
Si un tel constat est juste, plusieurs thèses peuvent être alors avancées et bien des contradictions relevées. Le souci exagéré de l'homme aurait-il causé sa perte et sa liberté sans bornes l'aurait-elle égaré ?
Dans la scrutation d'une essence, dans la construction d'un soi, dans l'invention d'une forme ou son modelage progressif, l'homme est devenu un objet pour lui-même, disposant de soi comme chose à toutes fins du meilleur comme du pire, engageant aujourd'hui l'espèce dans une sorte de nouvelle démiurgie où elle met en jeu sa survie même. Si cette proposition, qui définit les avatars d'une nouvelle forme « d'humanisme » incertain, est acquise, on ne pourra pas ne pas accorder que sa figure est issue de l'Occident. Elle en soutient la civilisation et la culture. Elle donne à l'humanisme ses supposées lettres de noblesse et son programme multiple et ouvert. La philosophie inaugurale de l'homme mesure de toute chose (Protagoras), la maîtrise du monde (Descartes, Comte), la mort de Dieu, le surhomme et la volonté de puissance (Nietzsche), l'existentialisme20, le marxisme - dans le sens d'une prise en compte cohérente de la condition historiquement matérialiste des hommes -, le nihilisme comme résultat d'une perte de l'assise des valeurs, sont les balises d'un chemin. Les voies du politique, révolutionnaire d'abord puis juridique, celles des « libérations » ou des nouveaux pseudo-dépassements par des idéologies réparatrices ( « droits de l'homme » formels, humanitarismes impuissants de tous ordres, déclarations d'intention, intégrismes fourvoyés, progressismes et libéralismes à effets pervers…), ont repris le flambeau sous les dehors de faux humanismes.
L'humanisme de la voie occidentale dont la culturalité est marquée par le calcul rationnel, la technoscience, l'homogénéisme civilisationnel et la prétention à l'universalité, irait à l'inverse de la valeur qu'il semble porter, soit la sauvegarde et l'épanouissement de l'homme comme créature terrestre. Si, en effet, il se proclame exclusif et rejette d'autres « humanités » - c'est-à-dire d'autres types ou formes de rapports de l'homme au monde - ou veut les convertir à sa propre vision, au nom de quoi l'a-t-il fait ou le fait-il encore ? L'efficacité, la réussite technique ou économique dans son contexte, sont-ils (ont-ils été) des facteurs probants de bien être et de transposition adaptée à un progrès humain effectif ? Rien n'est moins sûr, au plan du bilan du monde d'aujourd'hui et de l'histoire. Il n'est qu'à regarder la dégradation objective des environnements physiques de la terre et ceux des écosystèmes de l'esprit (Bateson) par conditionnements, etc.
D'autres créations humaines, d'autres formes culturales pas moins abouties du point de vue de l'homme, d'autres formes ou systèmes humains auraient-ils moins de valeur ? À partir de quoi ? Sinon de cette prétention occidentale à se vouloir supérieure, prédominante et implicitement exclusive. Un humanisme véritable consisterait à donner autant de « dignité » à tout individu quelle que soit son origine, autant qu'au peuple ou au groupe éco-cultural auquel il appartient. À la condition que celui-ci n'ait pas le projet de soumettre ou réduire un autre à soi, un humanisme authentique ne peut être que respectueux, certes de l'entité humaine en cause, mais tout autant de ce qui la fonde, c'est à dire son identité propre qui est celle de la culturalité et du symbolisme où elle s'enracine, spécifique et différenciée.
La différence anthropique et son respect, qui devrait (aurait dû) être la règle de tout humanisme, pour la raison simple qu'elle constitue la richesse première à préserver, n'a pas été la règle dans l'histoire occidentale. Il serait trop long d'indiquer ici, le nombre et l'ampleur des manquements - de la destruction pure et simple de peuples entiers différents à l'esclavage, des colonisations exploiteuses et réductrices à des génocides programmés.
L'humanisme idéal, juridique et formel des Lumières au XVIIIe siècle, de France ou d'Angleterre, n'a nullement empêché l'asservissement d'autres humanités - par exemple africaine - ou leur destruction pure et simple. Il reçut l'esclavage comme une pratique majoritairement acceptable, économiquement justifiée et rentable. Antérieurement, le catholicisme espagnol ou portugais, au dieu « fait homme » , ne fut pas en reste dans l'exploitation et la conversion forcée des Indiens d'Amérique. Les États-Unis, sur le même continent, conjuguèrent les deux fautes de mêler la symbolique évangélique et l'esclavagisme intensif à leur édification. L' « humanisme » de leurs sociétés, en particulier celles du sud, n'aurait pas été récusé pour autant par ceux qui les fondèrent. Celui qui a pu sous-tendre les épisodes coloniaux ou le dépècement pas si ancien, de l'Inde, de la Chine, de l'Afrique ou de l'Océanie, par les puissances impérialistes européennes, reste comme une contradiction majeure ou un paradoxe non reconnu, qui aujourd'hui revient à l'Occident tel un boomerang, peu considéré ou pris en compte, dans ses politiques ou ses déclarations. La liberté retrouvée de certains de ces peuples souffre encore des séquelles de leur asservissement et de contentieux encore actifs.
L'humanisme contemporain avance, masqué, sous les dehors de l'idéologie du progrès et de l'homogénéisme qui voudrait insidieusement transférer à l'autre une identité issue du fond occidental, entre une humanité christique supposée une et universelle, et une vocation scientifique prométhéenne sans limites assignées. Cet humanisme, relève de la conception d'un homme abstrait et comme sans identité, puisqu'il est référé à un paradigme unique où son idéologie entérine un ordre existant ou souhaité à partir de réquisits pro domo ou d'une histoire ayant perdu en route sa boussole.
L'actuel mouvement de la mondialisation s'accompagne du double mouvement d'un « humanisme » déclaré des bonnes intentions, du cadre approprié - en particulier communicationnel -, du libéralisme des sociétés déclarées ouvertes (Popper, Soros), de l'idéal démocratique d'Etats libres et en principe, souverains, d'un système implicite de valeurs où domineraient les « droits de l'homme » - lesquels ? -, une liberté généralisée des échanges, des transactions, de l'information, etc., et tout autant des éléments contraires d'un humanisme de façade où prévalent l'intérêt seul, l'accès partiel ou réservé touchant aux avantages annoncés, la liberté conditionnelle, l'inégalité politique des États, des dépendances entretenues… Plusieurs idéologies « humanistes » entérinent ce système mondial ou n'ont d'autres solutions parfois, que d'amplifier ou cautionner un état du monde, jamais remis en cause en son fond. L'altermondialisme qui, par exemple, veut finalement aménager un certain existant, serait aujourd'hui dans ce cas, et certaines utopies communicationnelles ou écologiques, qui ne se démarquent pas suffisamment des logiques de croissance infernale à l'œuvre. Le matérialisme historique était plus cohérent, qui rompait avec des structures déterminantes de la condition objective des hommes et voulait renverser effectivement le cours de l'histoire. L'humanisme contemporain, surtout occidental, ne propose rien de semblable et se complait, dans la critique facile du totalitarisme avorté que fut le communisme, en invoquant le seul principe d'une liberté réduite aux seuls droits formels (et jamais économiques - ce que faisait le marxisme) d'un homme massifié, aliéné en regard par carences (les mondes tiers), excès (les sociétés consommatoires) ou nié dans son identité différentielle, historique et culturale (Amérique latine, continent africain). Les soubresauts de l'Islamisme, symbolisme spécifique constituant une véritable culturalité anthropologique le plus souvent mal compris et évalué, ne sont que le résultat de cette problématique d'ensemble d' « humanismes » (car l'Islam se veut évidemment un humanisme) différents, opposés ou confrontés entre eux, qu'ils soient sectaires ou hypocritement œcuméniques.
Il ne s'agit pas, bien évidemment, de hiérarchiser, vanter ou dévaluer telle ou telle forme d' « humanisme » proclamé, de modalités proposées en vue d'atteindre les meilleures finalités pour l'homme, encore qu'implicitement tous les systèmes religieux ou politiques auraient tendance à le faire, car alors l'humanisme serait l'inverse de ce qu'il prétend être. Le critère fondamental de tolérance et de différenciation qui va distinguer les bons et les mauvais humanismes a ici toute son importance et l'on comprendra mieux en quoi le concept anthropologique de « culturalité » et à sa suite, celui d'humanités culturales (la chinoise, l'indienne, la nippone, l'africaine, l'hébraïque ou la musulmane, l'européenne ou l'américaine du Nord, du sud, telle ou telle réalité métisse ou d'ethnicité spécifique à un environnement, une langue, une configuration identitaire ou historique…) forment une ligne de partage et possèdent une prégnance plus forte quant à la saisie d'un enjeu autre que déclaratif ou théorique21.
L'occidentalisation du monde et ses conséquences pour le destin de l'humanité constitueraient de fait un anti-humanisme en acte, en dépit de toutes les explications ou justifications. Si c'est l'histoire du monde qui y a conduit, alors il faut caractériser enfin cette histoire, comme menée funeste et certainement pas morale, ni orientée par une pratique humaniste des fins. Il est vrai, avec plus ou moins de responsabilité et d'ampleur dans le rôle qu'auraient joué certains. Nul pays ne pourrait donner ici l'exemple, dans le sens d'un transfert de meilleure humanité vers un autre ou d'emprunt de même nature, si l'on s'accorde sur un concept neutre d'humanité naturelle (Rousseau ?) dont, à l'enseigne du « monde-devenu » , aucune n'en vaudrait une autre.
Une herméneutique sans concession du concept étudié aurait ainsi à prendre en compte le critère de « relativation » historique de la notion d'humanisme et la définition que l'on s'en donne, à la condition que la destination de l'homme y soit au moins à chaque fois première, et non biaisée ou pré-orientée, comme il appert de son histoire occidentale.
Si l'homme n'est plus « nu » (Lévi-Strauss) et toujours pris dans une culturalité, une appartenance d'origine, une histoire, un milieu, une langue, un certain nombre de déterminations symboliques, identitaires, généalogiques (au sens de la profondeur de temps qui porte une mémoire), il faut bien alors que les discours humanistes ne nient pas ce qui est là en question et paradoxalement jamais mis au premier plan, ce qui tendrait bien à montrer à quel point les dits « humanismes » sont plutôt des idéologies de confrontations ou des réponses à un nihilisme qui n'ose s'avouer ou qui ainsi s'amplifie de manquer ce qu'il se propose ! Celui de l'Occident, quelle que soit la manière dont on l'appréhende, n'échappe pas à cette contradiction, plus ou moins consciente.
D'un dernier paradoxe et du décentrement
L'humanisme est cet idéal qui prétend mettre l'homme au centre d'une destinée, d'une politique, de l'accomplissement d'une donnée de nature : la créature humaine. De multiples philosophies ou systèmes idéologiques ont tenté, soit de définir une essence éminente de l'homme et d'y conformer sa vocation - ce que fut le paradigme du mouvement humaniste Renaissant -, soit de se donner l'objectif de transformer la « condition humaine » en vue d'en faire évoluer le cours - ce que fut à l'ère moderne le marxisme et ce que sont, aujourd'hui, d'une autre façon, toutes les idéologies politico-libérales et techno-scientifiques prenant l'homme comme prétexte ou matière à son instrumentalisation, coupée d'une vue claire ou ordonnée des fins. D'autres formes d'humanismes sont inspirés soit de symbolismes sacrés ou mystiques - ce que sont, différemment les monothéismes avec leur nuances importantes quant au statut de l'homme eu égard à sa relation au divin, les sagesses abordant la présence de l'homme dans le cosmos sous l'angle d'une harmonie à rechercher hors d'une transcendance personnalisée : hindouisme, bouddhisme ou confucianisme. De tous ces systèmes on peut dire qu'ils sont des « humanismes » au sens où tous proposent de l'homme une explication, une destinée à accomplir ou une condition, non choisie, à assumer au mieux.
L'approche comparatiste des différents symbolismes en jeu et, le plus souvent de leurs anthropologies sous-jacentes, comme on le soutient ici, amènerait à une classification qui pourrait distinguer des humanismes « auto- référencés » ou « auto-référençant » où l'homme se rapporte à lui-même et se donne l'autonomie de ses choix, de ses comportements et de sa destinée. Le plus souvent dans le regard qu'il porte sur lui-même, à travers les savoirs qu'il élabore et prend de lui. Ainsi, la célèbre oraison mirandolienne22 sur la dignité de l'homme (Oratio dignitatis homini) anticipe la « voie occidentale » de l'homme devenu tâche (mais pas encore objet) pour lui-même, si même l'arrière-plan reste encore chrétien, balisé par Dieu, éclairé par une représentation harmonieuse, pleine et non divisée de l'humanité. Contrairement aux autres espèces, « l'Homme, n'a pas une nature qui le contraint, une essence qui le conditionne. L'homme se construit dans l'action ; l'homme est père de lui-même. L'homme remplit une seule condition : l'absence de conditions, la liberté. Sa contrainte est la contrainte d'être libre, de choisir son destin, de construire de ses propres mains l'autel de sa gloire ou les chaînes de sa condamnation »23.
C'est M. Foucault qui soutiendra que, jusqu'à la fin de l'Âge classique l'homme est bien dans une représentation de lui-même dont il ne sépare pas son image. Son savoir jamais ne le « dédouble » ou l'engage à devenir cet objet de savoir pour soi, objectivé et programmé aujourd'hui scientifiquement. C'est la modernité qui aboutira à cet homme construit, reconstruit, problématique (ou artificiellement problématisé) dans les miroirs multiples ou troubles qu'il se tend, que lui tendent ces « sciences humaines » où il croit pouvoir se trouver sans voir qu'il s'y perd ou abandonne là, paradoxalement, sa part propre. C'est la thèse défendue dans Les mots et les choses (1966)24.
À un autre pôle, l'indexation humaine ou la « référenciation » sera extériorisée et rapportée à un au-delà de l'homme, posé en dehors de lui, source créatrice et, parfois, manifestation révélée - ainsi que dans l'hébraïsme originaire, déjà distingué. Une instance exhaustive et englobante du Tout, où par définition, s'inscrit la partie humaine, l'assigne dès lors à une allégeance onto-théologique dont les conséquences sont extrêmes, en termes, évidemment, de limites et de Loi (lois). La présence d'un tel principe (sacralisé, identifié ou non, car il ne s'agit pas ici forcément de la transcendance divine et d'une croyance à un principe créateur originaire posé et référant selon une proximité modale plus ou moins forte - ainsi dans la philosophie spinoziste -, modifie incontestablement la problématique humaniste, selon, bien sûr, la place qu'on lui fait. Il serait passionnant, selon ce critère, de rapprocher les différents humanismes proclamés. Il apparaîtrait aisément que selon le principe ek-stasique (ou ek-sistant, comme dit Heidegger) retenu, fonction aussi de l'amplitude de l'écart reconnu (fut-ce selon la modalité d'un transcendantalisme induit, mais conséquent), on obtient des modalités et des logiques conduisant à de toutes autres orientations25 que sur le parcours occidental.
Ainsi pour l'humanisme chinois, il y a du principe transcendant, mais pas forcément de personnalisation du principe - par exemple dans le taoïsme. Le confucianisme ou, plus précisément le bouddho-confucéisme qui constitue le syncrétisme réel qui gouverne la pensée chinoise depuis le VIIe siècle, sur un fond taoïste jamais évacué, constitue un incontestable humanisme où tout est pensé en fonction de l'homme social et de la cité harmonieuse. Le pouvoir bon et juste - qui fut impérial et aujourd'hui « collectif » - s'articule, en particulier, à une représentation cosmique où le gouvernement idéal doit lier entre eux les niveaux terrestres et célestes, selon une métaphysique non-créationniste. La place souhaitable de l'homme est celle qu'il prend au service d'un ordre qui le dépasse et le raccorde simultanément aux cycles profonds d'une nature pensée comme hors de lui-même, l'excédant, et dans le même temps l'englobant. La sagesse est de le reconnaître et de s'abandonner à une condition non séparée. L'individualisme n'a alors plus grand sens dans un univers conçu comme le Grand tout (Tao). La société et le groupe représentent eux, le seul cadre propice à la réalisation de l'homme, qui en faisant de son soi allégeance à une socio-transcendantalité holistique, rejoint la donnée objective d'une condition finie mais reliée à une ontologie où se maintiennent les réalités de l'infini, de l'éternité et du vivant.
L'hindouisme représenterait, à son tour, une configuration humanistique assez différente de celle de l'Occident. Ici le principe hiérarchique, autant que la négation ultime du soi individualisé, sont les deux sources d'une conception de l'univers et de l'homme spécifique. Sur un fond de mythologie inventive, largement intériorisée dans des réalisations civilisationnelles de grande ampleur, sinon de pertinence philosophique incontestable (jaïnisme, brahmanisme, Védanta), dira-t-on qu'elle soit de moindre intérêt que celle prométhéenne de l'Occident, homogénéisant et tout autant « mythologique » dans ses propres croyances religieuses ? L'évolution de l'histoire récente du monde tendrait à prouver la réserve de puissance infinie de cette culturalité, où l'homme n'est pas, paradoxalement, mis au centre du devenir ou de l'histoire et où l'être est pensé comme cyclique et d'une autre façon, éternisé. Ce qui n'empêche en rien un « humanisme » , fondé sur un concept d'homme relatif mais non séparé de l'être, de produire une sagesse rapportée à un autre ordre cosmique et de transcender la modestie ou la vanité charnelle par une condition environnée de familiarité avec les dieux.
Du côté des paradigmes, pas forcément localisé, on ne peut pas, selon cette ligne herméneutique, ne pas faire une place à part à l'hébraïsme qui traverse l'Occident et une partie de l'Orient ou leur a servi, différemment, d'inspirateur, quand il a rompu avec l'Antiquité polythéiste et mythologisante. La textualité symbolique que ce dernier a produite mériterait que l'on s'attarde sur une autre figure de l' « humanisme » qui prend ici la plus forte signification. L'homme y est en effet lié par une puissance ou une volonté extrinsèque qui l'outrepasse, celle-ci nommée Dieu, dialogue avec lui, l'inscrit dans un récit révélant et l'assigne à une condition nouvelle dans la dépendance d'un plus haut principe, d'essence universalisable. Plus et singulièrement, elle l'ouvre à une histoire temporelle dont il devient le cœur, sinon la raison d'une destinée singulière. Pris ainsi dans les rets de l'infini créateur, d'un Tout, qui non seulement parle cette fois, mais vise à « humaniser » l'homme sous les aspects d'une Loi, introduisant le salut dans l'Histoire par une promesse conditionnelle (…), un autre concept de l'homme et de la représentation qu'il se fait de lui-même ne pouvait pas ne pas en sortir. Une partie de l'humanité a ainsi comme dédoublé la destinée humaine, entre une nature créée et l'homme en regard. Il y eut alors l'homme et puis l'être ou l'Être totalisé dont il dépend, que la Raison ne récuse pas, comme idée (Averroès, Maïmonide). Cette figure, maintenue, pourrait être une ligne de partage, qui assigne à l'homme une certaine place, modeste et jamais exclusive d'autres, séparée en sa finitude et à ne pas confondre avec l'essence ou les privilèges de l'infini, toujours distingué. Un Kierkegaard sera extrêmement sensible à cette différence d'essence, entre niveaux de réalité, inclus dans la sphère individuelle de l'existence.
L'incarnation et la théologie christique, quant à elles, n'ont rien changé à la polarisation de l'humain et du divin. Elles auraient seulement rapproché l'homme d'un Dieu se voulant plus personnel et universel, sous les dehors d'une dramaturgie rédemptrice et d'une proximité dès lors d'un divin plus aisément salutaire, offert à tous par la médiation de la seule foi (saint Paul). Dieu aurait-il été ainsi « tué » deux fois, dans la mort du Christ (serait-il cru, « ressuscit » ), dans la fin de la distance créatrice entre le fini et l'infini !26
L'islamisme quant à lui n'est pas sorti de ce dédoublement entre le divin et l'individu humain, le portant peut-être à l'extrême. Le degré de soumission (à Dieu) - ce qui est l'étymologie même du terme Islam - mesure ici le critère d'humanité à accomplir (ou accepter) et de groupe ainsi fondé, comme communauté des croyants, la Umma. Si sa doctrine est bien aussi fondée sur une transcendance externe, il risque par contre de faire de celle-ci comme un étau et un étouffoir de l'homme à qui il ne reste que sa « soumission » comme modalité d'être et du coup, un « humanisme » empêché par une adhérence sans marge vis-à-vis de lui-même. L'infini y serait plus vécu comme limite astreignante, que pensé comme libérant une humanité réconciliée avec elle-même (Spinoza, Rosenzweig…).
L'externalisation du divin, sous les modalités de l'irreprésentable et de l'incommensurable à l'humain, dans l'hébraïsme d'abord, puis l'Islam selon sa propre modalité limitative comme il vient d'être dit, produit des paradigmes « humanistes » d'un certain type où l'humain se voit limité dans sa puissance comme finitude, et ses puissances en quelque sorte déléguées ou conditionnées. La voie heideggérienne du penser l'être comme différant de tout étant y reste préservée comme horizon humain selon notre lecture. Elle n'a pas forcément à être rapportée de manière exclusive à l'hellénisme pré-socratique et son ontologie cosmo-naturaliste - trait sur lequel l'interprétation de certains se veut péremptoire au détriment de la portée universelle d'une pensée, défendue ici à ce titre.
L'Histoire, (au bout d'une lutte inaperçue ?), aboutira paradoxalement à la « mort de Dieu » (c'est à dire plutôt à sa mise entre parenthèses), faisant perdre ainsi une polarité dont on ne sait pas si elle a permis à l'homme d'atteindre à cet « inconditionné » où il serait de tout - du Tout - le maître. Si l'on en juge par les formes d' « humanisme » qui en en ont résulté et le devenir actuel de l'environnement mondial (et humain) qu'il se destine, l'homme n'a plus de repères à sa propre existence et son « humanité » elle-même demanderait à être redéfinie, comme essence, existence et dans ses finalités. Une occultation de son origine, un obscurcissement des sources de sa présence au monde, a fortiori de l'essence de sa condition réduite aux aperçus objectifs que la science lui permet renverraient encore à sa question27. Elle ferait s'interroger sur le statut même de ce savoir sur lui qui, croyant lui livrer une vérité de soi donnant le sens de sa présence au sein du tout qu'il n'est pas et dont il n'est pas la source, accroît son éloignement de ce qu'il y aurait mieux à savoir. Et ce ne sont pas les technobiologies - entre génomique et clonage - ou la création de mondes virtuels - imagés, sensitifs, projectifs… - et autant d'artefacts qui, instrumentalisant la nature vivante ou mentale, fourniront plus de lumières ou de clefs à la question de la présence, renvoyant l'homme à son ingenium plus qu'à son essentia, laquelle tôt ou tard vient demander des comptes. En rien, les avancées de l'homme - surtout occidental - ne livrent son secret, et plus il sait ou progresse dans la domination - surtout de la matière - moins l'homme saisit son comment et son pourquoi.
Pour y revenir, la problématique heideggérienne de l'être interpellant l'étant, faisant face comme essence à tous les étants qui ne s'y confondent ou ne recoupent que partiellement ou faussement (tout artefact, technique ou non), celle de l'être occulté, voilé par des savoirs dont aucun ne rend compte de la vérité d'être (et aussi bien celle d'être plutôt que de n'être-pas !), cette problématique recoupe étonnamment celle d'une onto-théologie implicite, en général peu lue ainsi (ou comme déjà pointé, dénaturée ou victime de toutes les formes de contre-transfert, si l'ordre du discours autorise la transposition d'un terme de psychanalyse où se jouent l'amour et la haine et leur part à la vérité individuée ou générique…). L'hébraïsme, lui, implicitement la formalise dans sa textualité et l'onto-théologie qui la fonde ! Sauf qu'il prend les devants du questionnement, auquel il répond par une invention thétique, fût-elle sous la forme de sa mytho-histoire, éclairante sur le registre qui est le sien. Au-delà de Spinoza qui laïcisera pour l'éternité ce modèle, un Rosenzweig donne ici non la réplique, mais ouvre à un rapprochement qui n'est intempestif qu'en apparence. Der Stern der Erlössung (L'Étoile de la Rédemption, 1921) anticipe de peu Sein und Zeit (Être et temps, 1927) qui, sur le registre de l'hébraïté découvrait déjà l'abîme tragique de l'existence, ses chemins de crête, ses compromis ou ses contournements et comment dialoguent le temps et l'éternité… Cette présence dont nous ne sommes ni source ni fin, sa vérité n'est jamais rendue par aucun des savoirs objectifs qui croient nous en livrer le sens. Ceux-ci ne servent que des utilités, veulent arraisonner les forces physiques ou vivantes du monde ou ne rapportent qu'au discours de la quantité, expérimenté ou non. Et ce n'est pas non plus la seule cohérence de la logique formelle des propositions ou du calcul multipliant comme reflet quantifié ou ordonné du réel (Badiou)28 qui rendrait plus compte de l'être, mais plutôt celui-ci, latent ou comme « événement » étonnamment nécessaire - donc non contingent -, qui instaurerait et validerait ceux-ci, signa post rem ! Le langage seul du poétique laisse être l'être, le prend tel qu'il est ou fut d'avoir été ou sera de devoir l'être et s'il l'a pu, restitue quelque chose de cela qu'on devine, caché derrière les savoirs ou dévoilant telle source. Il s'agit, s'il en est, d'autre chose qui vient alors à l'humain. Que tout homme, étonnamment sait.
Conclusion
Le dernier développement de notre exposé voulait simplement indiquer de manière cursive, comment le décentrement conséquent (pour « l'homme-devenu » ) de l'humanisme, appelle (ou rappelle) la question de Dieu, comme contrepoint transcendantalisé et logique de toute pensée pleine sur la vocation de l'homme, c'est à dire la forme de transcendance extériorisée (vécue ou pensée) avec laquelle, tôt ou tard, il a à faire, en contrepoint de l'immanence.
Cette dernière se formule négativement dans les termes contemporains de l'athéisme nietzschéen, marxiste ou sartrien, dans des problématiques chacune spécifiques et avec des enjeux où la dialectique individu/collectif, existence/histoire vient arbitrer de l'action. Il n'en résulte en définitive qu'une conscience partielle et opératoire au sens utilitariste, qu'il s'agisse des choix supposés souverains de l'homme, de son engagement radical dans la seule voie du matérialisme ou de l'histoire devenue celle de l'arraisonnement des forces du monde. Le degré de liberté qui en résulte demanderait à être montré.
La question du surplomb (ou de la limite) fixée à la sphère de l'homme a pu ou peut encore dans les rémanences du sacré, venir sommer la prétention des humanismes, en les rapportant à des arkhè questionnant leur projet même. Comme essence, genèse, vocation, finalité, destinée et… discours sur l'homme, être du questionnement. Elle marque alors deux conceptions alternatives qui, soit autonomisent l'homme absolument, avec les risques déjà observés de sa folie destructrice et meurtrière et, sinon, l'illusion métaphysique de penser vraiment son être-là dans une essence (la Raison, l'Esprit absolu, la Volonté, la Liberté…), soit le réfèrent à l'autre comme source, substance immersive, instance englobante, processus infini, condition ou… limite de soi-même. Dans la sphère occidentale, Bruno, Spinoza, Kierkegaard, Schopenhauer, Bergson, Rosenzweig, Heidegger, Levinas29…, selon des voies empruntant la référence à des textes de « Révélation » , ou non, indiquent un tel chemin.
Outre le religieux et le registre de la foi (dont on ne se méfiera jamais assez de la contingence et de l'incertitude de ses effets, parfois contraires à ses promesses), qui ne sont pas pertinents pour le niveau philosophique, il reste la cohérence de tel ou tel corpus symbolique qui se donne comme génération implicite de l'homme, fonde tel ou tel « humanisme » et offre le modèle d'une déclinaison anthropologique où l'homme et la femme, (incluse à part entière et, au-delà même, dans tout notre précédent propos), sont bien la digne finalité première et dernière d'une conception du monde et d'une manière d'y prospérer.
La sagesse de toute conception recevable se mesurerait ici, on l'aura compris, au degré d'excentration, de décentration ou d'ek-sistance de l'humain fini par rapport à la démesure infinie de l'univers, toutes positions paradoxales de l'homme par rapport à l'ivresse de soi, à l'oubli d'autrui et à l'occultation du cadre de l'Univers, pour autant alors en rien aboli (Nietzsche), ni trop rationnellement objectalisé (Foucault) ou divinisé, par transgression de l'interdit suprême de l'adoration des « idoles » trompeuse car non sues telles (Spinoza, Rosenzweig, Heidegger…).
La conscience des différences concernant les versions multiples que l'homme cultural écrit, livre ou produit de lui-même, dans les réalisations de son histoire et de ses civilisations quels que soient leurs visages, serait déjà un premier pas sur le chemin d'un humanisme conséquent. Le second porterait la marque de la tolérance vis-à-vis d'une multiplicité digne dont l'Occident ne veut pas s'accommoder, comme maître du Savoir, paradoxalement oublieux aujourd'hui de ce qui le fonde et pourrait
et plus de curiosité que nous n'avons de capacité.
Nous embrassons tout, mais n'étreignons que du vent.
Montaigne
La généalogie d'une notion porte à remonter à une origine puis retracer l'histoire de son devenir. Il apparaît vite, à propos de celle d'humanisme, qu'il n'y a pas de discours univoques sur l'existence et la signification de l'homme, ni forcément de convergence entre ceux qui lui proposent une destination. Les formes, les valeurs les plus propres à accomplir l'humain, la place à donner à l'homme dans la nature et la destination même de l'humanité varient au plus haut point, dans l'espace et le temps.
La manière dont l'humain se décline dans ses réalisations collectives et socio-historiques est l'autre entrée fondamentale dans la question de l'humanisme. Elle fait contrepoint à un certain universalisme issu de la voie occidentale. La diversité civilisationnelle autant que « culturale » fait apparaître en effet des modalités multiples et une réalité non uniforme des représentations que l'humain se donne de lui-même, des voies où il s'est déjà inscrit, des manières selon lesquelles il voudrait être et agir dans le monde. Serait-il alors une variable faite d'imaginaire et de symbolique qui présiderait au statut individuel autant qu'à la façon de se définir des sociétés ? Un universel phénoménal imposerait-il la logique de sa présence et une norme d'évolution historiquement identifiable ?
Spécifier la réalité de l'humain en une condition élevée au-dessus de toutes les autres ou par un système formalisant ce choix d'éminence est, dans tous les cas, susceptible d'une pluralité d'orientations sinon de renversements d'évidences selon la perspective adoptée. Le questionnement sur la validité d'un terme générique, son usage et ses enjeux, devient ici, au-delà d'une « anthropolitique » dont il reste à voir la direction, un défi où s'affronteraient un universel abstrait et la concrétude singulière d'humanités plurielles en leur vocation.
La réflexion qui suit se propose d'explorer la multiplicité des figures dans lesquelles l'homme a voulu se définir à travers cette dignité qu'il s'attribue ou veut promouvoir, le différenciant ainsi de tout autre existant. L'humanisme renvoie ainsi dans le fil de la tradition occidentale à l'idéal renaissant d'une perfection du savoir en vue d'une excellence, aux doctrines philosophiques qui veulent arbitrer pour l'homme de cette dernière, aux symbolismes culturaux - hélas trop souvent négligés - qui soutiennent telle ou telle manière de définir la condition humaine et son destin, aux courants idéologiques enfin, de plus en plus actifs, qui revendiquent le souci de l'homme sans s'être d'abord penché sur le sens de son être ou a minima, avoir questionné celui de sa présence au monde.
Il reste à voir le sens de telles gageures et élargir la perspective à des horizons souvent occultés ou inaperçus.
La question culturale de l'humain
S'il s'agit de penser le phénomène humain et l'anthropologie différentielle où il se déploie, on sera toujours dans le champ des représentations et c'est là, comme on le verra, qu'il convient de placer le débat, si l'on veut qu'il avance. Le croisement des symbolismes religieux ou philosophiques avec la question de l'humanisme - au sens cette fois de la destination de l'homme - introduit entre eux des différences, sinon des divergences abyssales. Une approche comparatiste est ici du meilleur enseignement et d'une pertinence insoupçonnable quant aux enjeux de la question.
La Chine ou l'Inde, pour prendre ces deux exemples majeurs, n'ont pas défini l'humain, ou un de ses pendants, le divin, de la même manière, que l'on compare entre elles leurs anthropologies culturales ou celles-ci, avec leur homologues occidentales. Ni les représentations du temps, de l'espace ou de la nature comme vie et matière, ni la place de l'homme dans le cosmos ou le sens de sa destinée - avec les voies parfois inverses d'un salut par négation -, ni les modalités éthiques de l'action mondaine, ni les identités du masculin et du féminin1 ou celles du groupe, ne sont les mêmes que dans la tradition ou la philosophie occidentale.
Rome ou la Grèce antique, qui ont tant influencé la Renaissance italienne et sa doctrine même de l'humanisme lettré, ont quant à elles, une conception implicite de l'humain aux antipodes de sa définition occidentale d'aujourd'hui. L'esclavage est au cœur de leur économie productive ou domestique, la hiérarchie sociale caractérise l'organisation politique et leurs constitutions ou leur Droit ont un indice de démocratie minimale. Elles produisent pourtant la liberté d'une élite de citoyens et leurs grandioses créations intellectuelles ou esthétiques. Ces dernières seront à la source d'une certaine conception impériale ou citoyenne de l'homme et dans tous les cas le modèle de celui que la Renaissance tentera de promouvoir, comme un idéal. Ce qui plaide déjà pour le relativisme.
Le christianisme, central et déterminant pour l'Occident est un humanisme en deux sens. Il fait de Dieu un homme. Il met l'humanité au centre de sa doctrine comme pécheresse rédimée par la grâce du sacrifice christique, une théologie trinitaire, la médiation de la foi et un appel universel à l'imitatio de son paradigme.
Le judaïsme n'est pas du tout à la même enseigne. L'homme n'y est nullement au centre, si même considéré comme créature d'un procès divin. Différentes « assignations » posent l'humain - ce qui accomplit son essence éthique - comme but d'une réalisation morale idéale résultante, toujours éloignée plutôt qu'acquise, ayant à voir avec le dessein de Dieu, artisan suprême de tout réel. La loi est la condition de l'accès à l'humain comme asservissement reconnu à elle et accomplissement d'une potentialité. L'humain n'est ici que comme résultat en quelque sorte ou indice d'un état à atteindre. Conditionnel, il n'est pas donné mais conquis, pas non plus mystérieux comme objet arbitraire d'une grâce accordée2, mais plutôt un contrat lié à une promesse.
L'Islam, quant à lui, se dit aussi volontiers un « humanisme » , sauf que s'il se veut à son tour doctrine de salut par la foi et les œuvres, il tend à imposer la seule unicité de sa doctrine en disant accomplir ou clôturer les révélations… Dans sa version extrémiste, il exclut tout autre mode d'accès au divin. Sa réalisation historique l'a parfois conduit aussi à s'enfermer dans des cultures archaïques où l'intolérance - en particulier sur le statut des femmes - et la singularité (issue du contexte historique et cultural de sa révélation en Orient) n'ont pas toujours fait de lui, hormis à certaines périodes de symbioses culturelles, le vecteur d'un universalisme ouvert ou le moteur historique d'une évolution significative du progrès humain. L'orientation de sa doctrine et sa diffusion mondiale assignent aujourd'hui quelque un milliard et demi d'individus à sa profession de foi de soumission au message du prophète Mahomet. Aux yeux de tout musulman, l'Islam est un « humanisme » exclusif, la liberté de l'homme et sa destination ne trouvant d'issue qu'à travers une Parole d'assignation réductrice et limitante, spécifique et pas forcément universalisable.
Les autres religions non monothéistes, plaideraient à leur tour pour une conception d'où l'homme comme centre ou fin n'est pas exclu, mais reçu alors comme être naturel du monde et non, aboutissement ou « miracle » d'une Création. Cent cosmologies ingénieuses ou naïves, plusieurs mythologies pourraient être ici évoquées. Toujours l'homme s'y montrera, dans la proximité, le sillage, la cohabitation heureuse ou conflictuelle avec les dieux. Que l'ingénuité ou le primitivisme de telles croyances n'aient pas permis le progrès - surtout technologique - qu'ont favorisé d'autres systèmes, ne plaident pas en leur défaveur, si la dimension humaine y est (était ?) maintenue comme accord harmonieux de l'homme avec son univers local ou élargi.
L'Occident, après avoir plaidé - surtout dans les trois derniers siècles - pour sa seule vocation humaine au titre de la rationalité de sa civilisation, est aujourd'hui le champion apparent d'un humanisme informe et tonitruant à base de faux universalisme. Il reste intolérant et négateur des différences, prône les faux semblants de la démocratie représentative (car les peuples ne gouvernent pas vraiment) et du/des Droit (s) de l' « homme » , mis à toutes les enseignes, qui, comme toujours, entérinent un ordre dominant ou procédural, issu du précédent ! Il s'est drapé de compassion hypocrite pour mieux justifier son impérialisme économique (aujourd'hui mondialisé). Il produit le culte d'un homme « christianisant » et narcissique dans le reflet paradoxal de la science seule, conquérante (de quoi finalement ?) et prenant le risque d'abolir (ou faire disparaître un jour) ses servants, comme dans ces contes fantastiques où la créature se retourne contre son créateur - il y a Pinocchio et il y a Frankenstein ! Il alimente de plus en plus un nihilisme, profond si même inavoué, qui s'alimente au flux des images, virtuelles ou non, d'un monde impuissant à donner le moindre sens à un théâtre d'ombres où l' « homme » erre sans but ni sens de lui-même, rabâchant une histoire qu'il ne comprend plus. Cet Occident contemporain3, avec ses deux polarités, américaine et européenne, peut-il alors se flatter d'avoir contribué à une quelconque harmonie, en particulier avec la « Nature » dont il est issu et qu'il aura contribué plutôt à briser ou éloigner sous les auspices d'une puissance brutale et hasardeuse, sauf à se renforcer elle-même à l'infini, sans horizon ni fin que son déploiement, supposé illimité. Où serait alors l'homme, maître aveugle de la seule matière et d'une croisière sans destination, en dépit de discours anciens ou se voulant neufs4 qui clament dans le désert des espérances naïves, creuses ou perdues ?
L ' « humain » entre philosophie, anthropologie et idéologies
Poser la question de l'homme comme celle d'un en soi/pour soi, séparé, autonome et susceptible d'accomplir lui-même un destin ou exprimer une essence indéterminée au départ est une figure récente dans l'histoire de l'humanité (ou plutôt des humanités, si l'identité de celles-ci est celle dont elles « s'assignent » ou se disent assignées, comme il sera montré).
L'Occident est ici la figure de proue d'une telle invention. Il resterait encore à voir à quel moment elle surgit et ce qui la soutient, selon une remontée archéologique qui irait plus en deçà de la position foucaldienne5. Cette dernière ne conçoit « l'homme » comme concept que dans le sillage de sa construction épistémologique via les sciences dites « humaines » - moment conjoncturel et fini d'une déclinaison historique de sa représentation, la fin du XVIIIe siècle européen. L'humanité est pourtant susceptible de se refléter en d'autres moments où elle se détermine et fonde sa conscience à partir de prémisses qui privilégient tel ou tel trait, composante ou déterminations selon une autre visée ontologique. Foucault ne dit-il pas lui-même : « C'est que nous sommes si aveuglés par la récente évidence de l'homme, que nous n'avons même plus gardé dans notre souvenir le temps cependant peu reculé où existaient le monde, son ordre, les êtres humains, mais pas l'homme. »6
Si l'antiquité grecque ou latine, ne distingue pas l'homme de l'être, ontologiquement, elle lui ouvre plutôt - des Pré-socratiques aux Stoïciens - la voie d'un ethos implicite et finalement peu problématisé. L'être de l'homme, son étance, restent pris dans une totalité non séparée où entre le cosmos physique et le logos humain, les dieux font le lien du sens comme condition et destinée. L'homme s'établit à une place de « nature » qui doit en principe, l'accorder à une essence dont la clef est harmonique, entre nécessité (cosmos) et acceptation d'un ordre pensé (logos). C'est la philosophie hellénistique et son hénothéisme, largement imprégné du christianisme naissant et en contrepoint du monothéisme hébraïque, qui voudra créer une échelle des existences et hiérarchiser les niveaux de l'être, l'homme étant à une place dégradée à cause d'une déchéance et d'un éloignement qui le séparent du divin (Plotin, Proclus) à retrouver au bout d'une possible ascèse spirituelle.
La philosophie scolastique ne pense pas, elle, la séparation ontologique mais plutôt celle d'une condition aux enjeux éthico-religieux, entre la déréliction et le salut par la foi, de saint Augustin à Nicolas de Cuse. En introduisant la subjectivité - par la médiation de la croyance à une rédemption possible ou assurée par sa foi -, l'homme se voit dépossédé d'une place naturelle, pour une condition déchue et pécheresse à rédimer, écarté alors d'un soi doté d'autonomie. La Raison, comme logique, issue déjà de l'Aristotélisme, viendra pourtant au secours d'un pré-humanisme constitutif de civilisation (Duns Scot, Anselme, Averroës…).
La Renaissance italienne accomplira l'accréditation d'une notion et d'un courant, l'Humanisme, qui mit l'homme au centre d'une conception appelant à une vocation nouvelle ou régénérée, se libérant de la tutelle ecclésiastique. La redécouverte des hautes figures de l'Antiquité grecque, certes soumise à la polarité des inspirations différentes de Platon et d'Aristote, mais aussi latine à travers Cicéron, arabe avec Averroès ou hébraïque avec la Cabale (del Medigo, Léon l'Hébreu), permit à d'éminents penseurs de forger des Écoles de lettrés privilégiant l'étude, la traduction des textes et la circulation des idées. D'Alberti à Ficin, de Pic de la Mirandole à Pomponazzi ou Zabarella, plus tard de Campanella ou Érasme et jusqu'à Bruno, ce sont l'accomplissement de l'homme et de ses potentialités qui sont le but suprême offert à l'individu et à sa cité dont le destin n'est pas séparable. Les moyens de cette conquête sont l'harmonie avec soi, à gagner par le savoir et une impeccable érudition, une sagesse à gagner par la méditation des Anciens, le dialogue et l'échange guidés par la civilité, une dignité à promouvoir par une conscience nouvelle de l'Homme ayant pris conscience de lui-même, comme liberté et choix de la « vie active » , seule à même de révéler les potentialités inscrites en l'homme. Les créations esthétiques et spirituelles auxquelles parvient cette période européenne exceptionnelle, de Michel Ange au Tasse, de Raphaël à Calvin, de Montaigne à Léonard, d'Érasme à Ronsard et tant d'autres des arts, des sciences et des lettres brillent au firmament de l'esprit universel.
Les pensées ultérieures, où Descartes tiendrait une place éminente, semblent comme oublier la dimension collective de toute humanité et sa nécessaire implication dans la cité des hommes ou l'histoire collective. Tout l'âge classique, Descartes donc, mais aussi Leibniz ou Malebranche pensent un homme monadique, isolé, et comme auto-défini, si même le recours métaphysique à Dieu sert à fonder cette suffisance. Spinoza mais aussi Hobbes ouvriront néanmoins la voie à des pensées politiques où l'individu humain se voit affronté à son semblable sur fond européen du bon gouvernement.
La philosophie transcendantale amplifiera l'appréhension métaphysique de l'homme et son fonctionnement générique, universel, finalement abstrait. Kant en constitue le paradigme. Et ce ne sont pas à la suite, les Lumières, Rousseau, Hume et plus tard Hegel, introduisant l'importance du contrat social, de l'Histoire ou du « droit des gens » , qui modifieront une vision homogène, non différenciée, formelle, d'un homme à la rigueur « anthropologisé » , mais sûrement coupé de tout horizon ontologique. Après eux, l'homme au contraire, pourrait bien plutôt n'être plus ou consister en sa représentation au détriment d'un soi présent au monde. Issu de son auto-représentation, produit par lui ou défini sans autres fondements qu'une construction auto-référencée et ainsi construite sans recours extérieur à lui-même, le sujet humain devient la seule jauge du réel7. Le système kantien, signe ainsi la fin de la logicité métaphysique, en n'autorisant que la légitimité du phénomène perçu ou reconstruit, barrant la voie à la pensée nouménale. Par le coup de force d'un privilège donné à l'expérience objective, il enfermera la rationalité dans le cercle d'un rationnel causal, opératoire et appauvri, si même la voie « pratique » ou celle du « jugement » , qui font l'objet des deux « Critiques » après celle de la Raison pure, laissent ouvertes les voies d'une transcendance relative à l'échelle de la seule subjectivité, posée comme rationnelle a priori.
Dans le sillage hégélien qui entérinera la fin de la métaphysique classique sur le même versant de l'autonomie de l'homme comme figure et destin, et identité du rationnel et du réel, viendront des pensées d'une certaine « extériorisation » . Le soi, le sujet ou l'individu humain seront pensés à travers des principes, des intuitions, ou des « forces » sous jacentes, les portant ou les exprimant au mieux. Il en ira ainsi pour Schelling8, Schopenhauer9 ou Nietzsche10. Plus tard avec un Bergson, en un autre sens. La négativité créatrice produira pour le premier les forces à l'œuvre dans la création. La volonté sera pour le second le principe moteur des actions et du désir humain. La vie puis la volonté de puissance seront pour le troisième, les seules réalités salvatrices que voudraient occulter la morale (chrétienne, des faibles) ou la Raison (justificatrice a posteriori des actions instinctives ou issues des forces d'un soi, non dénaturés). La « durée » enfin, « l'énergie spirituelle » ou « l'évolution créatrice » seront pour Bergson11, les seules réalités authentiques et explicatives du monde comme phénomène, et du sujet qui en participe ou est immergé en elles, individuellement ou collectivement. Ainsi l'homme se voit ici pensé non dans sa mêmeté ou sa substance d'exception ontique, mais rapporté à une instanciation altérante qui surdétermine sa nature et décline les propriétés enfouies de sa substance.
Il resterait, dans ce panorama cursif des grandes pensées de l'anthropologie philosophique à faire une place aux systèmes de la science dans leur interférence avec la perspective humaniste.
Celui d'Auguste Comte s'impose ici, non par la rigueur intrinsèque de sa construction mais par la cohérence « idéologique » de sa reprise d'une histoire orientée du savoir et d'un double phénomène d'assujettissement/libération de l'homme, souvent désigné, chez cet auteur, sous la catégorie de « l'humanité » . Le positivisme est en effet l'assomption dans l'histoire de celle-ci des conquêtes de la connaissance scientifique par l'esprit. Les trois stades du théologique, du métaphysique et de l'âge positif, les cinq étapes articulées et successives du système des sciences, dans l'ordre : astronomie, mathématiques, physique, chimie, biologie, formalisent, non seulement un système cohérent car reprenant les étapes effectives d'une maîtrise par la science objective des « objets extérieurs du monde, mais tout autant la marche de l'esprit humain vers leur conquête où se réalise le génie collectif. Le système de la philosophie positive » entérine implicitement une vision et une adhésion autant qu'un programme, en vue d'une « idéologie » et d'une politique au service justement de l'Humanité, conçue comme la succession des générations dont les découvertes enrichissent son patrimoine de civilisation. Au point qu'il s'achève en religion et « catéchisme » , à savoir qu'il n'est pas d'alternative à cette histoire-là et à ce salut par la voie de cette science-là. Comte ne pouvait apercevoir dans ce parcours philosophique l'envers de sa construction et son débordement par les logiques propres à la Technique et la capture qui en découle du monde. Il n'a pas vu, et son optimisme d'époque ne corrigera pas sa prophétie, les transformations de la condition humaine auxquelles le progrès ne ferait pas échapper12. Sa « sociologie » apportera sa caution au saint-simonisme, précurseur de la doctrine de Marx. Son « humanisme » implicite dans l'intention est un des piliers de la vocation occidentale, universaliste et exclusive d'autres destinées !
La reprise de la problématique humaniste par Heidegger, dans son texte fameux (Ueber den Humanismus) traduit en français par Lettre sur l'Humanisme13, est plus qu'une ponctuation dans la restitution moderne de la question. Ce texte, abondamment commenté et souvent mal compris, permet de repenser la question de l'humanisme, au-delà de l'acception historique (ou mieux, historiale) du terme, à la lumière d'abord de la question de l'essence de l'homme qui conditionnerait tout possible discours de vérité sur lui. Ni l'histoire de la culture, ni tous les savoirs objectifs, ni paradoxalement, l'ensemble des métaphysiques occidentales qui entérinent telle ou telle orientation de la Raison ou tel premier principe supposé, ne permettent de penser la vérité originaire (originante ?) de l'homme. « L'indemne » en serait le cœur qui rappelle l'homme à une origine et le conduit à une pensée différenciée de la présence. En effet, toute métaphysique ou définition a priori de l'homme sous telle catégorie déterminée « ne pense pas la différence de l'être et de l'étant » . Qu'elle pense l'homme comme « animal rationnel » ou selon telle détermination, elle lui attribue implicitement une supposée essence (une étance ?) qui manque son « humanité » comme présence béante, lieu (être-là, dasein), lien (à un soi originaire et non encore défini), et surtout, questionnement. Dans cette réduction métaphysique disparaît la « revendication » de tout sujet par l'être, son « ek-sistance » , l'amenant tôt ou tard à être et n'être pas cela où l'on dit qu'il est. Cela qui voudrait le caractériser le manque (ou le comble faussement) et vient comme « souci » de ce qu'il est, c'est à dire cela qui ne se confond avec rien d'autre que la question, perdue ou oubliée, de lui-même comme rapport à l'existence et toujours à sa question.
Dès Sein und Zeit, le mode humain d'exister avait été posé dans son unicité et comme ne pouvant se résoudre en aucune des déterminations que la métaphysique ou la science (les sciences « humaines » ) proposent, de Platon (Noüs) à Descartes (Cogito) Kant (Jugement transcendantal) ou Hegel (Phénoménologie de l'Esprit et Savoir absolu), ou tout autre savoir contemporain, partiel ou spécialisé… L'homme ne se confond pas non plus avec l'actualité, l'action ou l'activation de son existence vivante et située, ni avec aucun regard qui voudrait identifier une substance ou une réalité exhaustive de ce qu'il y aurait à penser du monde et de lui-même et surtout de leur horizon commun ou de l'origine de leur rapport, d'emblée. Toute la pensée de Heidegger s'articule à cette dénonciation, non pas d'impostures (comme métaphysique, l'histoire de la philosophie ne pouvait pas ne pas s'engager dans des discours orientés par des a priori dénaturants…), les systèmes de la Philosophie au long de son histoire devaient ainsi s'élaborer (puisque existant comme réalités historiques et donc, historiales, faisant partie d'un passage obligé ou inéluctable), non pas d'impostures donc, mais de la dénonciation d'illusions, de manquements et d'occultations (voilements) par abondance d'un trop plein de pensée vis-à-vis du plus simple (ou encore de « l'indemne » ) qu'il y aurait eu (ou qu'il y a toujours à penser). Bien sûr, c'est l'être qui est à penser et non pas l'étant partiel ou factice, ainsi perdu ou donc, occulté. C'est évidemment dans la dimension ou le plan du moins et du plus médié à la fois, du plus proche (à soi) et du plus lointain (à ce qu'il vise) : le langage, que viendra se ressourcer la question. Après celle du temps. Le langage est le lieu et le lien du plus originaire en l'homme quand il questionne cela même qui vient comme question de l'être. On a nommé ici la poésie quand le langage y restitue un cela même dont il est question comme parole qui parlerait encore de cela qui fait signe ou se serait absenté, le faisant pressentir (Rimbaud…), regretter (Hölderlin…), quêter (Mallarmé). Sans l'atteindre, car il reste dans l'éloignement comme passé, futur ou présent même, vide, manquant ou manqué, parfois entr'aperçu (Rilke, Char). Parmi toutes les formes de discours, le poème abouti, reste en effet, étonnamment et toujours, en toutes langues, celui qui va au plus près de la présence humaine au monde, alors même qu'il n'exige rien !
Ainsi la quiddité de l'homme est manquée par toute approche qui voudrait l'enserrer, l'enfermer, le définir, le rapporter à elle en le réduisant à tel ou tel trait, fût-il important ou déterminant de lui même, comme par exemple le cogito. L'Homme échappe sans cesse et ne peut être réduit. D'où le paradoxe d'une position (ou d'une proposition) d' « anti-humanisme »14, permettant de dépasser et d'aller au-delà de toute doctrine qui aurait prétention à clore la question de l'homme ou se présenter comme ayant épuisé son essence, l'enclore par limitation, en un mot le forclore15. Si l'essentialité de l'homme - et même ce mot ne convient plus, trop lié qu'il est à la métaphysique limitative advenue dans le Temps (Zeit) qui a fabriqué son image - est au-delà de ce qui jusqu'à aujourd'hui a été pensé, alors un contre-« humanisme » est à l'ordre du jour comme programme visant à retrouver la question ouverte de l'être humain qui ne se confond avec aucun autre étant et sur laquelle tant de discours voudraient conclure. D'autres voies qui auraient prétention à dépasser la métaphysique, transmuer le système des valeurs, créer un sur-homme etc., ne résorberaient pas une perte, un oubli majeur ou encore la « mort de Dieu »16. Source d'une partie des étants ultérieurs issus de sa puissance, étranger aux autres qu'il trouve là, l'homme reste en deçà de l'Étre (opposé au néant) et au-delà de lui (comme capacité de le/s'en distinguer par un penser de cela-même qui est là en jeu).
Une pensée comme celle de J. Derrida (moins comprise ainsi à cause de sa connivence lévinassienne qui influença beaucoup la dernière partie de sa production) n'est-elle pas à situer dans cette perspective au moins comme méthode, et la déconstruction comme chemin rétroactif, libérant un nouvel espace occidental et l'horizon de pensées allégées du poids des métaphysiques lourdes et entravées ou des fausses routes de l'histoire17 ?
Si les précédentes analyses ont quelque fondement, on voit à quel point toute pensée qui se voudrait « humaniste » reste en deçà de ce qu'il y aurait à penser (et faire) de l'homme et… à quel point ce que chacune, s'en revendiquant dans l'histoire, mesure d'un écart à ce qui est déjà distance originaire. Un impensé est là qui reste la jauge de toute pensée pertinente à le réduire.
Le souci de l'homme et sa perte
Sa propre question hante paradoxalement l'histoire de l'homme. Celui-là qui tient par la conscience qu'il en a le monde en regard, par son intelligence l'analyse d'abord, le découpe ensuite selon des articulations maîtresses en vue du savoir qu'il en prend ou des actions qu'il programme, celui-là qui se repère dans le temps par sa mémoire, dans l'espace par la domination des forces qui résistent à son mouvement ou qu'il sait mettre à son service, qui, par l'outil simple ou sophistiqué modèle la matière ou la fait servir, celui-là encore qui par volonté sait, selon le programme cartésien « qu'il peut s'en rendre maître et possesseur de la nature » , celui-là, ainsi n'est pas quitte. Il ne l'est pas à cause de sa finitude, de l'issue inéluctable de sa mort et, au-delà de celle-ci même qui déjà vient interpeller son existence, il ne sait pas, depuis toujours, le sens de cette dernière, sa raison ultime, son pourquoi. Étant, l'homme ne connaît pas, hormis sa fin inéluctable, sa destination et le sens d'avoir été !
De ce qui pourrait former le scandale ou encore le paradoxe de cette présence dont l'extrême puissance (Aristote) se voit ainsi limitée ou ravalée, il lui faut en rendre compte, justifier cela dont il n'est pas la source, donner une signification à ce qui reste irrésolu. Toute réponse doit par ailleurs, ne pas être en-deçà de la conscience qu'il prend des enjeux de cette question (et de la situation problématique qui en découle) et, dans le discours qu'il doit alors produire, raccorder cette existence, au plus haut point soucieuse dans son être-là, à un fondement la transcendant (ou lui servant d'horizon), ou à tout le moins l'englobant comme partie. Partie pouvant, paradoxalement, penser le Tout, se questionner dans/de sa question !
Là prend sens tout récit qui justifie l'existence au-delà d'elle-même, la dote d'une dignité qui préserve tout ce dont elle est enceinte, porteuse de puissance et de gloire autant que de finitude et de déréliction (Pascal). Mythologies et religion y prennent leur source et ce que les différentes civilisations ont pu enfanter de systèmes de croyances, de culture, de symboles en vue de réassurer l'homme, le replacer dans le tout auquel il appartient, segment ou microcosme ne trouvant pas en lui la raison de son exister, ni le but de son développement. Seule la Nature pourrait lui renvoyer sa propre cohérence et ses lois auxquelles il est assujetti, mais sans que la même lui fournisse les clefs de l'énigme de sa propre nature et d'une présence où l'être lui-même vient comme question de son être18.
De Kierkegaard ou Nietzsche à Heidegger, de Rosenzweig à Sartre, de Dostoïevski à Camus ou Beckett, en philosophie ou littérature, la modernité ne s'est pas seulement emparé de la question existentielle comme destinée subjective de l'homme et « condition » libre, livrée à l'angoisse devant elle-même et au « souci » . Elle a aussi tenté de repenser la question de l'humanisme avec encore plus d'acuité du fait des impitoyables barbaries du dernier siècle. Son questionnement s'est surtout manifesté à partir d'une condition humaine (Malraux, Camus) coupée de toute transcendance extrinsèque et donc, ni fondée, ni guidée ou justifiée au plan de ses choix, de civilisation (Schopenhauer, Nietzsche, Freud), individuels (Sartre), collectifs (Marx). Le principe d'une extériorité fondatrice ou légitimante a été comme reporté au sein de l'individu comme volonté de puissance (Nietzsche), inconscient (Freud), souci de l'être-là (Heidegger), liberté du pour-soi (Sartre), ou à l'autre pôle du groupe (luttes des classes chez Marx ou dialectique des groupes, chez Sartre19). D'où il s'ensuit que l'approche contemporaine de la voie humaniste est radicalement différente de celle qui a fait accréditer le même concept à la Renaissance comme résultat d'une culture tournée vers l'esprit des Lettres et la visée de valeurs universelles permettant l'épanouissement de l'homme en harmonie avec son monde.
Les sens pluriels du terme humanisme sont bien à repérer ici. Celui connoté historiquement par l'éloge du savoir cultivé et l'élévation de l'homme par sa civilité, celui de la prise en compte de la condition humaine en vue de son salut existentiel, puis progressivement, du souci du bien être de l'humanité comme un idéal de civilisation. Qui ne voit alors le glissement progressif d'un sens bien défini à un sens plus ambiguë, où viennent à la fois le décalage entre l'intention affichée et sa réalisation concrète, le programme et son exécution, l'écart entre le plan individuel et celui du collectif, le paradoxe d'un idéal aboutissant souvent à son contraire et des systèmes ou des politiques de l'homme produisant la barbarie. Plus, ce serait les deux derniers siècles de la civilisation occidentale - donc, sa pointe la plus avancée dans le temps - qui auraient remporté la palme, entre l'impérialisme et le colonialisme, les totalitarismes génocidaires ou bureaucratiques, les armes de destruction massive et divers désastres écologiques ou culturels, ceux de la destruction des peuples, des territoires, des langues ou d'autres environnements.
Si un tel constat est juste, plusieurs thèses peuvent être alors avancées et bien des contradictions relevées. Le souci exagéré de l'homme aurait-il causé sa perte et sa liberté sans bornes l'aurait-elle égaré ?
Dans la scrutation d'une essence, dans la construction d'un soi, dans l'invention d'une forme ou son modelage progressif, l'homme est devenu un objet pour lui-même, disposant de soi comme chose à toutes fins du meilleur comme du pire, engageant aujourd'hui l'espèce dans une sorte de nouvelle démiurgie où elle met en jeu sa survie même. Si cette proposition, qui définit les avatars d'une nouvelle forme « d'humanisme » incertain, est acquise, on ne pourra pas ne pas accorder que sa figure est issue de l'Occident. Elle en soutient la civilisation et la culture. Elle donne à l'humanisme ses supposées lettres de noblesse et son programme multiple et ouvert. La philosophie inaugurale de l'homme mesure de toute chose (Protagoras), la maîtrise du monde (Descartes, Comte), la mort de Dieu, le surhomme et la volonté de puissance (Nietzsche), l'existentialisme20, le marxisme - dans le sens d'une prise en compte cohérente de la condition historiquement matérialiste des hommes -, le nihilisme comme résultat d'une perte de l'assise des valeurs, sont les balises d'un chemin. Les voies du politique, révolutionnaire d'abord puis juridique, celles des « libérations » ou des nouveaux pseudo-dépassements par des idéologies réparatrices ( « droits de l'homme » formels, humanitarismes impuissants de tous ordres, déclarations d'intention, intégrismes fourvoyés, progressismes et libéralismes à effets pervers…), ont repris le flambeau sous les dehors de faux humanismes.
L'humanisme de la voie occidentale dont la culturalité est marquée par le calcul rationnel, la technoscience, l'homogénéisme civilisationnel et la prétention à l'universalité, irait à l'inverse de la valeur qu'il semble porter, soit la sauvegarde et l'épanouissement de l'homme comme créature terrestre. Si, en effet, il se proclame exclusif et rejette d'autres « humanités » - c'est-à-dire d'autres types ou formes de rapports de l'homme au monde - ou veut les convertir à sa propre vision, au nom de quoi l'a-t-il fait ou le fait-il encore ? L'efficacité, la réussite technique ou économique dans son contexte, sont-ils (ont-ils été) des facteurs probants de bien être et de transposition adaptée à un progrès humain effectif ? Rien n'est moins sûr, au plan du bilan du monde d'aujourd'hui et de l'histoire. Il n'est qu'à regarder la dégradation objective des environnements physiques de la terre et ceux des écosystèmes de l'esprit (Bateson) par conditionnements, etc.
D'autres créations humaines, d'autres formes culturales pas moins abouties du point de vue de l'homme, d'autres formes ou systèmes humains auraient-ils moins de valeur ? À partir de quoi ? Sinon de cette prétention occidentale à se vouloir supérieure, prédominante et implicitement exclusive. Un humanisme véritable consisterait à donner autant de « dignité » à tout individu quelle que soit son origine, autant qu'au peuple ou au groupe éco-cultural auquel il appartient. À la condition que celui-ci n'ait pas le projet de soumettre ou réduire un autre à soi, un humanisme authentique ne peut être que respectueux, certes de l'entité humaine en cause, mais tout autant de ce qui la fonde, c'est à dire son identité propre qui est celle de la culturalité et du symbolisme où elle s'enracine, spécifique et différenciée.
La différence anthropique et son respect, qui devrait (aurait dû) être la règle de tout humanisme, pour la raison simple qu'elle constitue la richesse première à préserver, n'a pas été la règle dans l'histoire occidentale. Il serait trop long d'indiquer ici, le nombre et l'ampleur des manquements - de la destruction pure et simple de peuples entiers différents à l'esclavage, des colonisations exploiteuses et réductrices à des génocides programmés.
L'humanisme idéal, juridique et formel des Lumières au XVIIIe siècle, de France ou d'Angleterre, n'a nullement empêché l'asservissement d'autres humanités - par exemple africaine - ou leur destruction pure et simple. Il reçut l'esclavage comme une pratique majoritairement acceptable, économiquement justifiée et rentable. Antérieurement, le catholicisme espagnol ou portugais, au dieu « fait homme » , ne fut pas en reste dans l'exploitation et la conversion forcée des Indiens d'Amérique. Les États-Unis, sur le même continent, conjuguèrent les deux fautes de mêler la symbolique évangélique et l'esclavagisme intensif à leur édification. L' « humanisme » de leurs sociétés, en particulier celles du sud, n'aurait pas été récusé pour autant par ceux qui les fondèrent. Celui qui a pu sous-tendre les épisodes coloniaux ou le dépècement pas si ancien, de l'Inde, de la Chine, de l'Afrique ou de l'Océanie, par les puissances impérialistes européennes, reste comme une contradiction majeure ou un paradoxe non reconnu, qui aujourd'hui revient à l'Occident tel un boomerang, peu considéré ou pris en compte, dans ses politiques ou ses déclarations. La liberté retrouvée de certains de ces peuples souffre encore des séquelles de leur asservissement et de contentieux encore actifs.
L'humanisme contemporain avance, masqué, sous les dehors de l'idéologie du progrès et de l'homogénéisme qui voudrait insidieusement transférer à l'autre une identité issue du fond occidental, entre une humanité christique supposée une et universelle, et une vocation scientifique prométhéenne sans limites assignées. Cet humanisme, relève de la conception d'un homme abstrait et comme sans identité, puisqu'il est référé à un paradigme unique où son idéologie entérine un ordre existant ou souhaité à partir de réquisits pro domo ou d'une histoire ayant perdu en route sa boussole.
L'actuel mouvement de la mondialisation s'accompagne du double mouvement d'un « humanisme » déclaré des bonnes intentions, du cadre approprié - en particulier communicationnel -, du libéralisme des sociétés déclarées ouvertes (Popper, Soros), de l'idéal démocratique d'Etats libres et en principe, souverains, d'un système implicite de valeurs où domineraient les « droits de l'homme » - lesquels ? -, une liberté généralisée des échanges, des transactions, de l'information, etc., et tout autant des éléments contraires d'un humanisme de façade où prévalent l'intérêt seul, l'accès partiel ou réservé touchant aux avantages annoncés, la liberté conditionnelle, l'inégalité politique des États, des dépendances entretenues… Plusieurs idéologies « humanistes » entérinent ce système mondial ou n'ont d'autres solutions parfois, que d'amplifier ou cautionner un état du monde, jamais remis en cause en son fond. L'altermondialisme qui, par exemple, veut finalement aménager un certain existant, serait aujourd'hui dans ce cas, et certaines utopies communicationnelles ou écologiques, qui ne se démarquent pas suffisamment des logiques de croissance infernale à l'œuvre. Le matérialisme historique était plus cohérent, qui rompait avec des structures déterminantes de la condition objective des hommes et voulait renverser effectivement le cours de l'histoire. L'humanisme contemporain, surtout occidental, ne propose rien de semblable et se complait, dans la critique facile du totalitarisme avorté que fut le communisme, en invoquant le seul principe d'une liberté réduite aux seuls droits formels (et jamais économiques - ce que faisait le marxisme) d'un homme massifié, aliéné en regard par carences (les mondes tiers), excès (les sociétés consommatoires) ou nié dans son identité différentielle, historique et culturale (Amérique latine, continent africain). Les soubresauts de l'Islamisme, symbolisme spécifique constituant une véritable culturalité anthropologique le plus souvent mal compris et évalué, ne sont que le résultat de cette problématique d'ensemble d' « humanismes » (car l'Islam se veut évidemment un humanisme) différents, opposés ou confrontés entre eux, qu'ils soient sectaires ou hypocritement œcuméniques.
Il ne s'agit pas, bien évidemment, de hiérarchiser, vanter ou dévaluer telle ou telle forme d' « humanisme » proclamé, de modalités proposées en vue d'atteindre les meilleures finalités pour l'homme, encore qu'implicitement tous les systèmes religieux ou politiques auraient tendance à le faire, car alors l'humanisme serait l'inverse de ce qu'il prétend être. Le critère fondamental de tolérance et de différenciation qui va distinguer les bons et les mauvais humanismes a ici toute son importance et l'on comprendra mieux en quoi le concept anthropologique de « culturalité » et à sa suite, celui d'humanités culturales (la chinoise, l'indienne, la nippone, l'africaine, l'hébraïque ou la musulmane, l'européenne ou l'américaine du Nord, du sud, telle ou telle réalité métisse ou d'ethnicité spécifique à un environnement, une langue, une configuration identitaire ou historique…) forment une ligne de partage et possèdent une prégnance plus forte quant à la saisie d'un enjeu autre que déclaratif ou théorique21.
L'occidentalisation du monde et ses conséquences pour le destin de l'humanité constitueraient de fait un anti-humanisme en acte, en dépit de toutes les explications ou justifications. Si c'est l'histoire du monde qui y a conduit, alors il faut caractériser enfin cette histoire, comme menée funeste et certainement pas morale, ni orientée par une pratique humaniste des fins. Il est vrai, avec plus ou moins de responsabilité et d'ampleur dans le rôle qu'auraient joué certains. Nul pays ne pourrait donner ici l'exemple, dans le sens d'un transfert de meilleure humanité vers un autre ou d'emprunt de même nature, si l'on s'accorde sur un concept neutre d'humanité naturelle (Rousseau ?) dont, à l'enseigne du « monde-devenu » , aucune n'en vaudrait une autre.
Une herméneutique sans concession du concept étudié aurait ainsi à prendre en compte le critère de « relativation » historique de la notion d'humanisme et la définition que l'on s'en donne, à la condition que la destination de l'homme y soit au moins à chaque fois première, et non biaisée ou pré-orientée, comme il appert de son histoire occidentale.
Si l'homme n'est plus « nu » (Lévi-Strauss) et toujours pris dans une culturalité, une appartenance d'origine, une histoire, un milieu, une langue, un certain nombre de déterminations symboliques, identitaires, généalogiques (au sens de la profondeur de temps qui porte une mémoire), il faut bien alors que les discours humanistes ne nient pas ce qui est là en question et paradoxalement jamais mis au premier plan, ce qui tendrait bien à montrer à quel point les dits « humanismes » sont plutôt des idéologies de confrontations ou des réponses à un nihilisme qui n'ose s'avouer ou qui ainsi s'amplifie de manquer ce qu'il se propose ! Celui de l'Occident, quelle que soit la manière dont on l'appréhende, n'échappe pas à cette contradiction, plus ou moins consciente.
D'un dernier paradoxe et du décentrement
L'humanisme est cet idéal qui prétend mettre l'homme au centre d'une destinée, d'une politique, de l'accomplissement d'une donnée de nature : la créature humaine. De multiples philosophies ou systèmes idéologiques ont tenté, soit de définir une essence éminente de l'homme et d'y conformer sa vocation - ce que fut le paradigme du mouvement humaniste Renaissant -, soit de se donner l'objectif de transformer la « condition humaine » en vue d'en faire évoluer le cours - ce que fut à l'ère moderne le marxisme et ce que sont, aujourd'hui, d'une autre façon, toutes les idéologies politico-libérales et techno-scientifiques prenant l'homme comme prétexte ou matière à son instrumentalisation, coupée d'une vue claire ou ordonnée des fins. D'autres formes d'humanismes sont inspirés soit de symbolismes sacrés ou mystiques - ce que sont, différemment les monothéismes avec leur nuances importantes quant au statut de l'homme eu égard à sa relation au divin, les sagesses abordant la présence de l'homme dans le cosmos sous l'angle d'une harmonie à rechercher hors d'une transcendance personnalisée : hindouisme, bouddhisme ou confucianisme. De tous ces systèmes on peut dire qu'ils sont des « humanismes » au sens où tous proposent de l'homme une explication, une destinée à accomplir ou une condition, non choisie, à assumer au mieux.
L'approche comparatiste des différents symbolismes en jeu et, le plus souvent de leurs anthropologies sous-jacentes, comme on le soutient ici, amènerait à une classification qui pourrait distinguer des humanismes « auto- référencés » ou « auto-référençant » où l'homme se rapporte à lui-même et se donne l'autonomie de ses choix, de ses comportements et de sa destinée. Le plus souvent dans le regard qu'il porte sur lui-même, à travers les savoirs qu'il élabore et prend de lui. Ainsi, la célèbre oraison mirandolienne22 sur la dignité de l'homme (Oratio dignitatis homini) anticipe la « voie occidentale » de l'homme devenu tâche (mais pas encore objet) pour lui-même, si même l'arrière-plan reste encore chrétien, balisé par Dieu, éclairé par une représentation harmonieuse, pleine et non divisée de l'humanité. Contrairement aux autres espèces, « l'Homme, n'a pas une nature qui le contraint, une essence qui le conditionne. L'homme se construit dans l'action ; l'homme est père de lui-même. L'homme remplit une seule condition : l'absence de conditions, la liberté. Sa contrainte est la contrainte d'être libre, de choisir son destin, de construire de ses propres mains l'autel de sa gloire ou les chaînes de sa condamnation »23.
C'est M. Foucault qui soutiendra que, jusqu'à la fin de l'Âge classique l'homme est bien dans une représentation de lui-même dont il ne sépare pas son image. Son savoir jamais ne le « dédouble » ou l'engage à devenir cet objet de savoir pour soi, objectivé et programmé aujourd'hui scientifiquement. C'est la modernité qui aboutira à cet homme construit, reconstruit, problématique (ou artificiellement problématisé) dans les miroirs multiples ou troubles qu'il se tend, que lui tendent ces « sciences humaines » où il croit pouvoir se trouver sans voir qu'il s'y perd ou abandonne là, paradoxalement, sa part propre. C'est la thèse défendue dans Les mots et les choses (1966)24.
À un autre pôle, l'indexation humaine ou la « référenciation » sera extériorisée et rapportée à un au-delà de l'homme, posé en dehors de lui, source créatrice et, parfois, manifestation révélée - ainsi que dans l'hébraïsme originaire, déjà distingué. Une instance exhaustive et englobante du Tout, où par définition, s'inscrit la partie humaine, l'assigne dès lors à une allégeance onto-théologique dont les conséquences sont extrêmes, en termes, évidemment, de limites et de Loi (lois). La présence d'un tel principe (sacralisé, identifié ou non, car il ne s'agit pas ici forcément de la transcendance divine et d'une croyance à un principe créateur originaire posé et référant selon une proximité modale plus ou moins forte - ainsi dans la philosophie spinoziste -, modifie incontestablement la problématique humaniste, selon, bien sûr, la place qu'on lui fait. Il serait passionnant, selon ce critère, de rapprocher les différents humanismes proclamés. Il apparaîtrait aisément que selon le principe ek-stasique (ou ek-sistant, comme dit Heidegger) retenu, fonction aussi de l'amplitude de l'écart reconnu (fut-ce selon la modalité d'un transcendantalisme induit, mais conséquent), on obtient des modalités et des logiques conduisant à de toutes autres orientations25 que sur le parcours occidental.
Ainsi pour l'humanisme chinois, il y a du principe transcendant, mais pas forcément de personnalisation du principe - par exemple dans le taoïsme. Le confucianisme ou, plus précisément le bouddho-confucéisme qui constitue le syncrétisme réel qui gouverne la pensée chinoise depuis le VIIe siècle, sur un fond taoïste jamais évacué, constitue un incontestable humanisme où tout est pensé en fonction de l'homme social et de la cité harmonieuse. Le pouvoir bon et juste - qui fut impérial et aujourd'hui « collectif » - s'articule, en particulier, à une représentation cosmique où le gouvernement idéal doit lier entre eux les niveaux terrestres et célestes, selon une métaphysique non-créationniste. La place souhaitable de l'homme est celle qu'il prend au service d'un ordre qui le dépasse et le raccorde simultanément aux cycles profonds d'une nature pensée comme hors de lui-même, l'excédant, et dans le même temps l'englobant. La sagesse est de le reconnaître et de s'abandonner à une condition non séparée. L'individualisme n'a alors plus grand sens dans un univers conçu comme le Grand tout (Tao). La société et le groupe représentent eux, le seul cadre propice à la réalisation de l'homme, qui en faisant de son soi allégeance à une socio-transcendantalité holistique, rejoint la donnée objective d'une condition finie mais reliée à une ontologie où se maintiennent les réalités de l'infini, de l'éternité et du vivant.
L'hindouisme représenterait, à son tour, une configuration humanistique assez différente de celle de l'Occident. Ici le principe hiérarchique, autant que la négation ultime du soi individualisé, sont les deux sources d'une conception de l'univers et de l'homme spécifique. Sur un fond de mythologie inventive, largement intériorisée dans des réalisations civilisationnelles de grande ampleur, sinon de pertinence philosophique incontestable (jaïnisme, brahmanisme, Védanta), dira-t-on qu'elle soit de moindre intérêt que celle prométhéenne de l'Occident, homogénéisant et tout autant « mythologique » dans ses propres croyances religieuses ? L'évolution de l'histoire récente du monde tendrait à prouver la réserve de puissance infinie de cette culturalité, où l'homme n'est pas, paradoxalement, mis au centre du devenir ou de l'histoire et où l'être est pensé comme cyclique et d'une autre façon, éternisé. Ce qui n'empêche en rien un « humanisme » , fondé sur un concept d'homme relatif mais non séparé de l'être, de produire une sagesse rapportée à un autre ordre cosmique et de transcender la modestie ou la vanité charnelle par une condition environnée de familiarité avec les dieux.
Du côté des paradigmes, pas forcément localisé, on ne peut pas, selon cette ligne herméneutique, ne pas faire une place à part à l'hébraïsme qui traverse l'Occident et une partie de l'Orient ou leur a servi, différemment, d'inspirateur, quand il a rompu avec l'Antiquité polythéiste et mythologisante. La textualité symbolique que ce dernier a produite mériterait que l'on s'attarde sur une autre figure de l' « humanisme » qui prend ici la plus forte signification. L'homme y est en effet lié par une puissance ou une volonté extrinsèque qui l'outrepasse, celle-ci nommée Dieu, dialogue avec lui, l'inscrit dans un récit révélant et l'assigne à une condition nouvelle dans la dépendance d'un plus haut principe, d'essence universalisable. Plus et singulièrement, elle l'ouvre à une histoire temporelle dont il devient le cœur, sinon la raison d'une destinée singulière. Pris ainsi dans les rets de l'infini créateur, d'un Tout, qui non seulement parle cette fois, mais vise à « humaniser » l'homme sous les aspects d'une Loi, introduisant le salut dans l'Histoire par une promesse conditionnelle (…), un autre concept de l'homme et de la représentation qu'il se fait de lui-même ne pouvait pas ne pas en sortir. Une partie de l'humanité a ainsi comme dédoublé la destinée humaine, entre une nature créée et l'homme en regard. Il y eut alors l'homme et puis l'être ou l'Être totalisé dont il dépend, que la Raison ne récuse pas, comme idée (Averroès, Maïmonide). Cette figure, maintenue, pourrait être une ligne de partage, qui assigne à l'homme une certaine place, modeste et jamais exclusive d'autres, séparée en sa finitude et à ne pas confondre avec l'essence ou les privilèges de l'infini, toujours distingué. Un Kierkegaard sera extrêmement sensible à cette différence d'essence, entre niveaux de réalité, inclus dans la sphère individuelle de l'existence.
L'incarnation et la théologie christique, quant à elles, n'ont rien changé à la polarisation de l'humain et du divin. Elles auraient seulement rapproché l'homme d'un Dieu se voulant plus personnel et universel, sous les dehors d'une dramaturgie rédemptrice et d'une proximité dès lors d'un divin plus aisément salutaire, offert à tous par la médiation de la seule foi (saint Paul). Dieu aurait-il été ainsi « tué » deux fois, dans la mort du Christ (serait-il cru, « ressuscit » ), dans la fin de la distance créatrice entre le fini et l'infini !26
L'islamisme quant à lui n'est pas sorti de ce dédoublement entre le divin et l'individu humain, le portant peut-être à l'extrême. Le degré de soumission (à Dieu) - ce qui est l'étymologie même du terme Islam - mesure ici le critère d'humanité à accomplir (ou accepter) et de groupe ainsi fondé, comme communauté des croyants, la Umma. Si sa doctrine est bien aussi fondée sur une transcendance externe, il risque par contre de faire de celle-ci comme un étau et un étouffoir de l'homme à qui il ne reste que sa « soumission » comme modalité d'être et du coup, un « humanisme » empêché par une adhérence sans marge vis-à-vis de lui-même. L'infini y serait plus vécu comme limite astreignante, que pensé comme libérant une humanité réconciliée avec elle-même (Spinoza, Rosenzweig…).
L'externalisation du divin, sous les modalités de l'irreprésentable et de l'incommensurable à l'humain, dans l'hébraïsme d'abord, puis l'Islam selon sa propre modalité limitative comme il vient d'être dit, produit des paradigmes « humanistes » d'un certain type où l'humain se voit limité dans sa puissance comme finitude, et ses puissances en quelque sorte déléguées ou conditionnées. La voie heideggérienne du penser l'être comme différant de tout étant y reste préservée comme horizon humain selon notre lecture. Elle n'a pas forcément à être rapportée de manière exclusive à l'hellénisme pré-socratique et son ontologie cosmo-naturaliste - trait sur lequel l'interprétation de certains se veut péremptoire au détriment de la portée universelle d'une pensée, défendue ici à ce titre.
L'Histoire, (au bout d'une lutte inaperçue ?), aboutira paradoxalement à la « mort de Dieu » (c'est à dire plutôt à sa mise entre parenthèses), faisant perdre ainsi une polarité dont on ne sait pas si elle a permis à l'homme d'atteindre à cet « inconditionné » où il serait de tout - du Tout - le maître. Si l'on en juge par les formes d' « humanisme » qui en en ont résulté et le devenir actuel de l'environnement mondial (et humain) qu'il se destine, l'homme n'a plus de repères à sa propre existence et son « humanité » elle-même demanderait à être redéfinie, comme essence, existence et dans ses finalités. Une occultation de son origine, un obscurcissement des sources de sa présence au monde, a fortiori de l'essence de sa condition réduite aux aperçus objectifs que la science lui permet renverraient encore à sa question27. Elle ferait s'interroger sur le statut même de ce savoir sur lui qui, croyant lui livrer une vérité de soi donnant le sens de sa présence au sein du tout qu'il n'est pas et dont il n'est pas la source, accroît son éloignement de ce qu'il y aurait mieux à savoir. Et ce ne sont pas les technobiologies - entre génomique et clonage - ou la création de mondes virtuels - imagés, sensitifs, projectifs… - et autant d'artefacts qui, instrumentalisant la nature vivante ou mentale, fourniront plus de lumières ou de clefs à la question de la présence, renvoyant l'homme à son ingenium plus qu'à son essentia, laquelle tôt ou tard vient demander des comptes. En rien, les avancées de l'homme - surtout occidental - ne livrent son secret, et plus il sait ou progresse dans la domination - surtout de la matière - moins l'homme saisit son comment et son pourquoi.
Pour y revenir, la problématique heideggérienne de l'être interpellant l'étant, faisant face comme essence à tous les étants qui ne s'y confondent ou ne recoupent que partiellement ou faussement (tout artefact, technique ou non), celle de l'être occulté, voilé par des savoirs dont aucun ne rend compte de la vérité d'être (et aussi bien celle d'être plutôt que de n'être-pas !), cette problématique recoupe étonnamment celle d'une onto-théologie implicite, en général peu lue ainsi (ou comme déjà pointé, dénaturée ou victime de toutes les formes de contre-transfert, si l'ordre du discours autorise la transposition d'un terme de psychanalyse où se jouent l'amour et la haine et leur part à la vérité individuée ou générique…). L'hébraïsme, lui, implicitement la formalise dans sa textualité et l'onto-théologie qui la fonde ! Sauf qu'il prend les devants du questionnement, auquel il répond par une invention thétique, fût-elle sous la forme de sa mytho-histoire, éclairante sur le registre qui est le sien. Au-delà de Spinoza qui laïcisera pour l'éternité ce modèle, un Rosenzweig donne ici non la réplique, mais ouvre à un rapprochement qui n'est intempestif qu'en apparence. Der Stern der Erlössung (L'Étoile de la Rédemption, 1921) anticipe de peu Sein und Zeit (Être et temps, 1927) qui, sur le registre de l'hébraïté découvrait déjà l'abîme tragique de l'existence, ses chemins de crête, ses compromis ou ses contournements et comment dialoguent le temps et l'éternité… Cette présence dont nous ne sommes ni source ni fin, sa vérité n'est jamais rendue par aucun des savoirs objectifs qui croient nous en livrer le sens. Ceux-ci ne servent que des utilités, veulent arraisonner les forces physiques ou vivantes du monde ou ne rapportent qu'au discours de la quantité, expérimenté ou non. Et ce n'est pas non plus la seule cohérence de la logique formelle des propositions ou du calcul multipliant comme reflet quantifié ou ordonné du réel (Badiou)28 qui rendrait plus compte de l'être, mais plutôt celui-ci, latent ou comme « événement » étonnamment nécessaire - donc non contingent -, qui instaurerait et validerait ceux-ci, signa post rem ! Le langage seul du poétique laisse être l'être, le prend tel qu'il est ou fut d'avoir été ou sera de devoir l'être et s'il l'a pu, restitue quelque chose de cela qu'on devine, caché derrière les savoirs ou dévoilant telle source. Il s'agit, s'il en est, d'autre chose qui vient alors à l'humain. Que tout homme, étonnamment sait.
Conclusion
Le dernier développement de notre exposé voulait simplement indiquer de manière cursive, comment le décentrement conséquent (pour « l'homme-devenu » ) de l'humanisme, appelle (ou rappelle) la question de Dieu, comme contrepoint transcendantalisé et logique de toute pensée pleine sur la vocation de l'homme, c'est à dire la forme de transcendance extériorisée (vécue ou pensée) avec laquelle, tôt ou tard, il a à faire, en contrepoint de l'immanence.
Cette dernière se formule négativement dans les termes contemporains de l'athéisme nietzschéen, marxiste ou sartrien, dans des problématiques chacune spécifiques et avec des enjeux où la dialectique individu/collectif, existence/histoire vient arbitrer de l'action. Il n'en résulte en définitive qu'une conscience partielle et opératoire au sens utilitariste, qu'il s'agisse des choix supposés souverains de l'homme, de son engagement radical dans la seule voie du matérialisme ou de l'histoire devenue celle de l'arraisonnement des forces du monde. Le degré de liberté qui en résulte demanderait à être montré.
La question du surplomb (ou de la limite) fixée à la sphère de l'homme a pu ou peut encore dans les rémanences du sacré, venir sommer la prétention des humanismes, en les rapportant à des arkhè questionnant leur projet même. Comme essence, genèse, vocation, finalité, destinée et… discours sur l'homme, être du questionnement. Elle marque alors deux conceptions alternatives qui, soit autonomisent l'homme absolument, avec les risques déjà observés de sa folie destructrice et meurtrière et, sinon, l'illusion métaphysique de penser vraiment son être-là dans une essence (la Raison, l'Esprit absolu, la Volonté, la Liberté…), soit le réfèrent à l'autre comme source, substance immersive, instance englobante, processus infini, condition ou… limite de soi-même. Dans la sphère occidentale, Bruno, Spinoza, Kierkegaard, Schopenhauer, Bergson, Rosenzweig, Heidegger, Levinas29…, selon des voies empruntant la référence à des textes de « Révélation » , ou non, indiquent un tel chemin.
Outre le religieux et le registre de la foi (dont on ne se méfiera jamais assez de la contingence et de l'incertitude de ses effets, parfois contraires à ses promesses), qui ne sont pas pertinents pour le niveau philosophique, il reste la cohérence de tel ou tel corpus symbolique qui se donne comme génération implicite de l'homme, fonde tel ou tel « humanisme » et offre le modèle d'une déclinaison anthropologique où l'homme et la femme, (incluse à part entière et, au-delà même, dans tout notre précédent propos), sont bien la digne finalité première et dernière d'une conception du monde et d'une manière d'y prospérer.
La sagesse de toute conception recevable se mesurerait ici, on l'aura compris, au degré d'excentration, de décentration ou d'ek-sistance de l'humain fini par rapport à la démesure infinie de l'univers, toutes positions paradoxales de l'homme par rapport à l'ivresse de soi, à l'oubli d'autrui et à l'occultation du cadre de l'Univers, pour autant alors en rien aboli (Nietzsche), ni trop rationnellement objectalisé (Foucault) ou divinisé, par transgression de l'interdit suprême de l'adoration des « idoles » trompeuse car non sues telles (Spinoza, Rosenzweig, Heidegger…).
La conscience des différences concernant les versions multiples que l'homme cultural écrit, livre ou produit de lui-même, dans les réalisations de son histoire et de ses civilisations quels que soient leurs visages, serait déjà un premier pas sur le chemin d'un humanisme conséquent. Le second porterait la marque de la tolérance vis-à-vis d'une multiplicité digne dont l'Occident ne veut pas s'accommoder, comme maître du Savoir, paradoxalement oublieux aujourd'hui de ce qui le fonde et pourrait