Sciences humaines
Réflexions nouvelles sur des questions juives
Livres
Sciences humaines
2007
Maisonneuve et Larose
Sociologie politique
Réflexions nouvelles sur des questions juives
Préface
Le vocable juif renvoie à des représentations complexes, contradictoires, ambivalentes depuis toujours. Le dernier tiers du 20e siècle, dont on aurait pu croire qu'il laisserait les Juifs à une forme de deuil collectif ou à une certaine renaissance dans le prolongement du nouvel Etat d'Israël, n'a pas fait exception. Après son reflux, sans doute lié à la culpabilité occidentale mais aussi aux premiers succès de l'Etat d'Israël, une certaine manière d'interpellation des juifs se déploie à nouveau, des divers révisionnismes à des formes idéologiques nouvelles où un symbolisme et une présence juive millénaires sont hélas assimilées au seul sionisme. Tous ces phénomènes sont venus occupés le devant de la scène après le temps de la Shoah. La légitimité même de l'Etat d'Israël, quoiqu'on pense de sa politique, est aujourd'hui contestée par certains. Il convient dès-lors de remettre sur le métier l'analyse, d'apporter des éléments de débat, d'opposer les faits têtus aux arguments du procès et l'enseignement à l'ignorance. Il est aussi utile de remonter la mèche de la lanterne des juifs eux-mêmes quand le chemin se fait moins sûr ou incertain.
Traiter de " questions juives " - le pluriel a ici toute son importance -, les ré-élaborer sous les angles de l'enquête et de la description, de l'approche nationale et citoyenne, culturelle et politique mais aussi pourquoi pas, éthico-philosophique, en contrepoint d'une vision faussement unifiée, obsessionnelle sinon fantasmatique et emplie en général de préjugés, est le projet de cet ouvrage qui recueille une production en situation échelonnée sur près de 20 ans.
Il n'y a pas " Une Question juive " comme il semble avoir été convenu de Herzl à Sartre, mais aussi par les premiers sionistes ou de triste mémoire encore - dans ce sens dramatiquement prémonitoire - une hiérarchie nazie hallucinée. La dite question pourrait bien n'être parfois qu'une construction intellectuelle et idéologique dans le cerveau des autres, où le juif lui-même n'a pas part. Eu égard à des histoires différenciées dans chacune des aires de civilisation où elles se sont déployées, aux sociologies nationales dont elles relèvent, les judaïcités du monde offrent les orientations multiples et foisonnantes de leurs identités, la pluralité des langues où elles s'expriment, mais aussi leurs traditions spécifiques, pas toujours convergentes. Il n'y aurait pas derrière elles, d'unité. Ni une supposée mémoire homogène - qu'on regarde les destinées différentes des juifs orientaux et occidentaux -, ni le ciment relatif d'une religion à observer, ni le partage de croyances ou de pratiques harmonisées, ne créent l'uniformité ou une même vocation. L'extraordinaire variété, sinon la différence des convictions, des idéologies de groupes, des adhésions ou des engagements individuels, des créations ou des inventions - après tout modestes - des juifs dans le monde, ne sauraient en rien accréditer une approche uniforme des problèmes qui les concernent et une quelconque unicité.
Cette même question, si on persiste à vouloir la maintenir comme quadrature d'un cercle - ou exception historique - ne renvoie plus, dans tous les cas, à une entité harmonieuse, cohérente, pensable en termes de groupe humain au destin identique ou au projet délibéré d'on ne sait quel ralliement. Si l'on veut à tout prix qu'existe encore une contemporaine question juive, sa pertinence sera, par ailleurs, soit réduite, soit au bout du compte, annulée, si on la réfère au découplement effectué au 20ème siècle, entre les Juifs du monde et ceux de l'Etat d'Israël.
Les communautés juives dans le monde ont d'abord été singulièrement diminuées dans leurs effectifs après la Shoah. Elles l'ont été aussi du fait de leur quasi disparition des pays arabo-musulmans et de pays d'accueil européen séculaire, comme la Pologne, la Roumanie ou la Grèce. Elles doivent ensuite, être pensées séparément et distinguées en une situation aujourd'hui ubiquitaire sinon multipolaire. Tous les juifs ne vivent pas en Israël et n'ont pas l'intention de s'y rendre. Du coup les limites d'une approche homogène sont évidentes. Eu égard à leurs citoyennetés multiples, leurs appartenances culturelles variées, mais aussi leurs adhésions idéologiques et politiques polyvalentes - les exemples seraient faciles - les juifs du monde ne forment pas d'unité. Défions " l'antisémite ", de trouver au sein des juifs s'assumant comme tels, le moindre consensus sur la signification du sionisme - en Israël inclus ! - ou d'ailleurs sur la moindre conception identique du devenir d'un supposé " peuple juif " aujourd'hui, même si devant le discours de l'agression peut prendre force le réflexe solidaire d'y répondre.
Si donc on laisse le miroir de l'idéologie et celui des images stéréotypées, seuls font sens un certain ritualisme à base de fidélité morale, un consensus relatif vis-à-vis d'une identité qui est " narrative ", issue d'une mytho-histoire ne perdurant qu'à travers la trace du récit biblique majoritairement distancié. Il est vrai que le précédent paradigme n'est pas rien quand on considère qu'il existe (ou est repris) au cœur, conscient ou refoulé, de la Chrétienté comme de l'Islam. La question ainsi posée - sa rémanence - ne serait pas dès lors celle des Juifs eux-mêmes, mais de ceux qui les " instrumentent ", les plagient ou refoulent leur insistante présence symbolique. On devine ici les divergences théologiques que la modernité devrait relativiser et le rapport pensé différemment à notre finitude. " L'élection du peuple juif ", autre emblème de poids - d'ailleurs conditionnelle - aurait bien pu quant à elle tourner court, entre le drame si injuste de la Shoah d'un côté et la sécularisation des nationalités juives de l'autre. Enfin, une partie de la Mémoire en jeu, si souvent invoquée par les juifs eux-mêmes, s'enracine de son côté la plupart du temps, dans des histoires " culturales " singulières, géographiques et datées, divergentes.
La multiplicité des questions juives concerne d'abord aujourd'hui, les Juifs eux-mêmes et des problèmes propres de communautés, à la même enseigne que toutes les autres dans une société contemporaine. En éclairer quelques-uns pour soi-même et élucider en direction de l'autre de telles réalités, peut valoir pour une pédagogie démystificatrice. L'intérêt des questions juives - hors de l'idiosyncrasie et des aspects communautaristes, abordées ici en toute transparence - n'a d'intérêt profond que dans la relation du juif à l'autre, du dialogue inter-religieux ou avec d'autres symbolismes, ou de manière plus productive encore, du fait d'interactions socio-historiques. La France du vingtième siècle, pour ne prendre qu'elle, ne saurait être amputée de sa part juive où beaucoup d'ombres certes sont portées - de Dreyfus à la période de l'Occupation - , mais aussi de lumières - en termes de nouvelles communautés venues enrichir la communauté française dans la deuxième partie du précédent siècle ou de contributions éminentes qui peuvent légitimer une présence et la force morale d'une citoyenneté.
Ce sont les proclamations intolérantes et prévenues de l'antisémite idéologique, du militant manipulé ou sectaire, de l'intégriste religieux fanatique - aujourd'hui souvent islamiste - qui voudraient donner à l'existence juive et sa présence éparse dans le monde une place exorbitante, démesurée, faussement homogène et univoque. A moins qu'on veuille amalgamer encore ce qui reste majoritairement séparé pour chacun : l'existentiel proche, personnel, idiosyncrasique en quelque sorte et le politique lié à un Etat souverain du Moyen orient, lointain et civiquement séparé. La politique d'Israël, Etat démocratique et pays de droit, peut certes aujourd'hui être critiquée et contestée, elle est à distinguer de la vie de communautés nationales dont la seule apparence d'unité est minoritairement confessionnelle. Il faudrait encore ajouter qu'en ce registre on ne rencontre pas la moindre uniformité entre des courants qui vont, du rigorisme orthodoxe au libéralisme extrême. Les plus diverses formes d'assimilation caractérisent par ailleurs une majorité d'individus juifs ou de même origine qui n'existent d'abord que de leurs options propres - existentielles ou philosophiques - et surtout une citoyenneté qui les oblige.
Il n'y a pas de voix ou d'actions juives concordantes dans le monde. D'où la pluralité aujourd'hui des situations, des mentalités et des " destinées " qui peuvent se référer néanmoins à cette identité. Les contradicteurs d'une telle thèse devraient apporter les preuves tangibles - et pas seulement inventées - d'autres affirmations. Les données objectives, matérielles, statistiques plaident pour sa relativisation, eu égard à plusieurs considération souvent occultées.
Nombre. Comparée aux dizaines ou centaines de millions d'hommes et de femmes que comptent d'autres groupes nationaux, ethniques ou culturels, la population juive mondiale se répartit entre les 4,5 millions d'israéliens d'ascendance juive et les quelques 8 et quelque millions d'autres avec les 5,5 des USA, 1,2 de Russie et les respectivement 6, 4, 3, 2, 1 centaines de milliers de français, britanniques, canadiens, argentins, sud-africains, australiens… Les autres communautés oscillent autour de quelques centaines - dans la plupart des pays du monde - ou milliers : Italie, Hongrie, Hollande, Canada….Au total moins de 13 millions.
Espace de l'Etat d'Israël. Ce dernier défraie en permanence la chronique mondiale, mais ne compte que 20.700 km2 (et autour de 27.000 avec le Golan et les " Territoires occupés " de Gaza et de Cisjordanie, soit moins que la Belgique). Comparativement l'Egypte en possède 1 million, la Jordanie 92.000, la Syrie 185. 000.
Ces chiffres se passent de commentaire quant à la place, très modeste comparativement, que représentent en réalité les Juifs dans le monde et l'Etat hébreu lui-même, en dépit des assertions contraires et autres idées reçues.
Le problème palestinien n'est pas laissé de côté dans les textes qui suivent. Il est devenu comme le pendant - sinon le cœur paradoxal - des opinions, des images, des représentations et des discours touchant aux juifs, associant volontiers anti-sionisme et antisémitisme. Aujourd'hui mondialisé, il pourrait faire objection aux précédentes considérations minorant la place de " l'Etat juif " dans le monde et dans sa région. L'affirmation d'une puissance parfois guerrière de celui-ci, ayant par le passé triomphé, affiche comme un renversement des valeurs juives traditionnelles et leur transgression dans l'injustice et l'oppression. Dans la réalité un tel conflit se résout et ne peut se résoudre que localement. Il s'amplifie de l'exiguïté des terres disponibles, à travers une Palestine mal définie, subissant encore les séquelles territoriales des impérialismes ottomans et européens. Les accords des Grandes puissances, après les traités de Versailles et de Sèvres ayant suivi la Première guerre mondiale, dressèrent en effet la carte du Moyen-Orient au détriment de l'homogénéité culturale des peuplements. Autant du côté des Kurdes, des Druses ou des Chrétiens d'Orient, des systèmes tribaux et des clans dynastiques. Il y a sur ce terrain une mémoire longue et une mémoire courte, diverses formes " d'instrumentalisation ", de l'idéologique, du politique et du symbolique mêlés.
L'affrontement Israël/Palestine n'autorise cependant en rien la mise au rebut de l'essentiel d'une symbolique juive fondatrice et de jeter dans le même sac, la corde de l'Histoire avec le ressentiment. Un tel conflit ayant pris une place exorbitante, devrait se résoudre dans une paradoxale u-topie qui viserait - là-bas plus qu'ailleurs - à repenser ensemble un topos qui excède le lieu et la place de chacun. Quelques voies sont avancées à la suite, entre la reconnaissance mutuelle, l'échange élargi et une symbiose ancestrale à redécouvrir de deux culturalités proches, qu'égarent le politique et les fausses ambitions.
A propos des Juifs, il est beaucoup plus intéressant et sans doute plus logique de chercher une problématique identitaire du côté d'une destinée contingente, d'une spiritualité marquée par une certaine conception de la temporalité, d'une référence à un corpus textuel d'une profondeur méconnue et parfois censurée, finalement accueillant en dépit des apparences et jamais prosélyte.
S'il y a de l'unique et du singulier donc, ce n'est pas là où croit les trouver une théorie folkloriste supposée, puisant dans une histoire et une humanité palpable, glorieuse ou plus modeste, triste ou réjouie, mais dans une exception où perdurent le refus des " idoles " qui jamais n'équivaudront à l'horizon infini de l'être où elles sont projetées ou tentent une dérisoire concurrence, la non-représentation du divin - invention ailleurs reprise - (mais aussi sa non -sommation, l'infinité morale de la Loi, le goût jamais démenti de l'étude et la fidélité obstinée à une mémoire. S'il y a une vision juive du monde, une vocation - une Beruf, pour reprendre ainsi le terme si riche de Max Weber - , fait de singulier et d'universel, d'un rapport entre transcendance et usage immanent du monde, elle est dans ce pari quasiment pascalien de l'assignation dialectique à une parole recueillie et adressée qui ouvre à l'infini l'humaine finitude. Un symbolisme fondateur - terme qu'on préfèrera à celui de religion - pouvant être laïc, donne lieu à un choix spécifique d'humanité dans le monde, et peut-être alors à l'émergence d'un questionnement propre et heuristique auquel depuis toujours les hommes tentent de répondre. Sur leur destin et son critère, sur la portée de telle ou telle parole connotant alors du prophétisme et les conditions d'un salut, sur l'authenticité à chaque fois en jeu des témoignages de soi et de l'autre.
En deçà, il n'y a aujourd'hui que " des questions juives ", diverses, variables relatives et réductibles, sinon normalisées dont quelques-unes sont ici traitées.
Les dimensions retenues dans les textes qui suivent, recouvrent l'échelle d'une présence. Parfois en réponse à d'autres approches qui voudraient dénaturer celle-ci ou la situer sur un plan imaginaire - projectif - qui n'est pas celui des réalités.
Trois échelles sont distinguées : Celle du pays de Descartes - de Montaigne ou de Proust par une ascendance mais aussi de Dreyfus, Blum, Debré, Fabius, Jankélévitch, Krasucki, Badinter ou dix autres, pour l'histoire d'une nation; celle d'Israël - lieu incontournable par cohérence, quelle qu'en soit la forme prise; celle enfin d'une situation dans le monde très minoritaire mais " culturalement " - ou symboliquement, si l'on préfère - originale.
Plus qu'on ne sait quel rôle délibéré ou occulte, il s'agirait de retrouver un ensemble de valeurs fait d'universel, mais aussi de dialogues fructueux avec les autres cultures du monde pour les féconder ou pour résister à la tendance délétère au dénigrement et au fantasme.
Parmi des questions multiples donc, il y a celle des communautés juives spécifiques, nationales où sont repérées modestement, dans un premier temps, une identité nationale - ici française -, des pratiques sociales communautaires, des représentations parfois problématiques, contradictoires, livrées ici de façon transparente, à l'opposé de la prévention ou du secret.
Dans la logique de " l'ubiquité juive " contemporaine - mais non l'ambiguïté - on ne peut pas non plus ignorer, pour un certain nombre de raisons historiques et de civilisation, légitimes, la présence réelle et forte, d'Israël, devenu un pays. Il est sans doute possible d'en parler sans forcément mêler sa voix à des concerts dithyrambiques ou haineux.
On a par ailleurs, suffisamment indiqué, la dimension d'une vocation identitaire partagée. Elle et pas plus. Avec de surcroît des contenus pas toujours homogènes.
Ni peuple, ni nation constituée ou Etat exhaustif, pas même communautés singulières d'un seul tenant, l'identité juive est un " discours " de patience universelle en dépit du malheur, d'espoir dans une limite assignée à tous au départ comme garantie et garde-fou de la Loi, structure infiniment réfléchissante de l'homme à ne jamais confondre avec l'idole à essence de finitude. Discours tolérant aussi. A l'inverse d'autres prétendants à vouloir prôner tel idéal. Universel donc, si ainsi on l'entend et en parle la " langue ". En hébreu ? On l'aura compris, pas forcément. Parfaitement ? On se doutera qu'il s'agit là d'idéal.
Certaines analyses présentées dans ce recueil peuvent évidemment être réfutées ou créer des divergences. La lecture ouvre cette liberté. Il faut parfois soulever le voile des préventions admises, pratiquer sans tabou l'analyse salutaire ou éclairante, s'opposer aux discours hostiles ou simplement à la méconnaissance, rétablir des dialogues et des passages. Pour un enjeu plus que jamais actuel de culture en partage, de civilisation, de réciproque éthique.
Le vocable juif renvoie à des représentations complexes, contradictoires, ambivalentes depuis toujours. Le dernier tiers du 20e siècle, dont on aurait pu croire qu'il laisserait les Juifs à une forme de deuil collectif ou à une certaine renaissance dans le prolongement du nouvel Etat d'Israël, n'a pas fait exception. Après son reflux, sans doute lié à la culpabilité occidentale mais aussi aux premiers succès de l'Etat d'Israël, une certaine manière d'interpellation des juifs se déploie à nouveau, des divers révisionnismes à des formes idéologiques nouvelles où un symbolisme et une présence juive millénaires sont hélas assimilées au seul sionisme. Tous ces phénomènes sont venus occupés le devant de la scène après le temps de la Shoah. La légitimité même de l'Etat d'Israël, quoiqu'on pense de sa politique, est aujourd'hui contestée par certains. Il convient dès-lors de remettre sur le métier l'analyse, d'apporter des éléments de débat, d'opposer les faits têtus aux arguments du procès et l'enseignement à l'ignorance. Il est aussi utile de remonter la mèche de la lanterne des juifs eux-mêmes quand le chemin se fait moins sûr ou incertain.
Traiter de " questions juives " - le pluriel a ici toute son importance -, les ré-élaborer sous les angles de l'enquête et de la description, de l'approche nationale et citoyenne, culturelle et politique mais aussi pourquoi pas, éthico-philosophique, en contrepoint d'une vision faussement unifiée, obsessionnelle sinon fantasmatique et emplie en général de préjugés, est le projet de cet ouvrage qui recueille une production en situation échelonnée sur près de 20 ans.
Il n'y a pas " Une Question juive " comme il semble avoir été convenu de Herzl à Sartre, mais aussi par les premiers sionistes ou de triste mémoire encore - dans ce sens dramatiquement prémonitoire - une hiérarchie nazie hallucinée. La dite question pourrait bien n'être parfois qu'une construction intellectuelle et idéologique dans le cerveau des autres, où le juif lui-même n'a pas part. Eu égard à des histoires différenciées dans chacune des aires de civilisation où elles se sont déployées, aux sociologies nationales dont elles relèvent, les judaïcités du monde offrent les orientations multiples et foisonnantes de leurs identités, la pluralité des langues où elles s'expriment, mais aussi leurs traditions spécifiques, pas toujours convergentes. Il n'y aurait pas derrière elles, d'unité. Ni une supposée mémoire homogène - qu'on regarde les destinées différentes des juifs orientaux et occidentaux -, ni le ciment relatif d'une religion à observer, ni le partage de croyances ou de pratiques harmonisées, ne créent l'uniformité ou une même vocation. L'extraordinaire variété, sinon la différence des convictions, des idéologies de groupes, des adhésions ou des engagements individuels, des créations ou des inventions - après tout modestes - des juifs dans le monde, ne sauraient en rien accréditer une approche uniforme des problèmes qui les concernent et une quelconque unicité.
Cette même question, si on persiste à vouloir la maintenir comme quadrature d'un cercle - ou exception historique - ne renvoie plus, dans tous les cas, à une entité harmonieuse, cohérente, pensable en termes de groupe humain au destin identique ou au projet délibéré d'on ne sait quel ralliement. Si l'on veut à tout prix qu'existe encore une contemporaine question juive, sa pertinence sera, par ailleurs, soit réduite, soit au bout du compte, annulée, si on la réfère au découplement effectué au 20ème siècle, entre les Juifs du monde et ceux de l'Etat d'Israël.
Les communautés juives dans le monde ont d'abord été singulièrement diminuées dans leurs effectifs après la Shoah. Elles l'ont été aussi du fait de leur quasi disparition des pays arabo-musulmans et de pays d'accueil européen séculaire, comme la Pologne, la Roumanie ou la Grèce. Elles doivent ensuite, être pensées séparément et distinguées en une situation aujourd'hui ubiquitaire sinon multipolaire. Tous les juifs ne vivent pas en Israël et n'ont pas l'intention de s'y rendre. Du coup les limites d'une approche homogène sont évidentes. Eu égard à leurs citoyennetés multiples, leurs appartenances culturelles variées, mais aussi leurs adhésions idéologiques et politiques polyvalentes - les exemples seraient faciles - les juifs du monde ne forment pas d'unité. Défions " l'antisémite ", de trouver au sein des juifs s'assumant comme tels, le moindre consensus sur la signification du sionisme - en Israël inclus ! - ou d'ailleurs sur la moindre conception identique du devenir d'un supposé " peuple juif " aujourd'hui, même si devant le discours de l'agression peut prendre force le réflexe solidaire d'y répondre.
Si donc on laisse le miroir de l'idéologie et celui des images stéréotypées, seuls font sens un certain ritualisme à base de fidélité morale, un consensus relatif vis-à-vis d'une identité qui est " narrative ", issue d'une mytho-histoire ne perdurant qu'à travers la trace du récit biblique majoritairement distancié. Il est vrai que le précédent paradigme n'est pas rien quand on considère qu'il existe (ou est repris) au cœur, conscient ou refoulé, de la Chrétienté comme de l'Islam. La question ainsi posée - sa rémanence - ne serait pas dès lors celle des Juifs eux-mêmes, mais de ceux qui les " instrumentent ", les plagient ou refoulent leur insistante présence symbolique. On devine ici les divergences théologiques que la modernité devrait relativiser et le rapport pensé différemment à notre finitude. " L'élection du peuple juif ", autre emblème de poids - d'ailleurs conditionnelle - aurait bien pu quant à elle tourner court, entre le drame si injuste de la Shoah d'un côté et la sécularisation des nationalités juives de l'autre. Enfin, une partie de la Mémoire en jeu, si souvent invoquée par les juifs eux-mêmes, s'enracine de son côté la plupart du temps, dans des histoires " culturales " singulières, géographiques et datées, divergentes.
La multiplicité des questions juives concerne d'abord aujourd'hui, les Juifs eux-mêmes et des problèmes propres de communautés, à la même enseigne que toutes les autres dans une société contemporaine. En éclairer quelques-uns pour soi-même et élucider en direction de l'autre de telles réalités, peut valoir pour une pédagogie démystificatrice. L'intérêt des questions juives - hors de l'idiosyncrasie et des aspects communautaristes, abordées ici en toute transparence - n'a d'intérêt profond que dans la relation du juif à l'autre, du dialogue inter-religieux ou avec d'autres symbolismes, ou de manière plus productive encore, du fait d'interactions socio-historiques. La France du vingtième siècle, pour ne prendre qu'elle, ne saurait être amputée de sa part juive où beaucoup d'ombres certes sont portées - de Dreyfus à la période de l'Occupation - , mais aussi de lumières - en termes de nouvelles communautés venues enrichir la communauté française dans la deuxième partie du précédent siècle ou de contributions éminentes qui peuvent légitimer une présence et la force morale d'une citoyenneté.
Ce sont les proclamations intolérantes et prévenues de l'antisémite idéologique, du militant manipulé ou sectaire, de l'intégriste religieux fanatique - aujourd'hui souvent islamiste - qui voudraient donner à l'existence juive et sa présence éparse dans le monde une place exorbitante, démesurée, faussement homogène et univoque. A moins qu'on veuille amalgamer encore ce qui reste majoritairement séparé pour chacun : l'existentiel proche, personnel, idiosyncrasique en quelque sorte et le politique lié à un Etat souverain du Moyen orient, lointain et civiquement séparé. La politique d'Israël, Etat démocratique et pays de droit, peut certes aujourd'hui être critiquée et contestée, elle est à distinguer de la vie de communautés nationales dont la seule apparence d'unité est minoritairement confessionnelle. Il faudrait encore ajouter qu'en ce registre on ne rencontre pas la moindre uniformité entre des courants qui vont, du rigorisme orthodoxe au libéralisme extrême. Les plus diverses formes d'assimilation caractérisent par ailleurs une majorité d'individus juifs ou de même origine qui n'existent d'abord que de leurs options propres - existentielles ou philosophiques - et surtout une citoyenneté qui les oblige.
Il n'y a pas de voix ou d'actions juives concordantes dans le monde. D'où la pluralité aujourd'hui des situations, des mentalités et des " destinées " qui peuvent se référer néanmoins à cette identité. Les contradicteurs d'une telle thèse devraient apporter les preuves tangibles - et pas seulement inventées - d'autres affirmations. Les données objectives, matérielles, statistiques plaident pour sa relativisation, eu égard à plusieurs considération souvent occultées.
Nombre. Comparée aux dizaines ou centaines de millions d'hommes et de femmes que comptent d'autres groupes nationaux, ethniques ou culturels, la population juive mondiale se répartit entre les 4,5 millions d'israéliens d'ascendance juive et les quelques 8 et quelque millions d'autres avec les 5,5 des USA, 1,2 de Russie et les respectivement 6, 4, 3, 2, 1 centaines de milliers de français, britanniques, canadiens, argentins, sud-africains, australiens… Les autres communautés oscillent autour de quelques centaines - dans la plupart des pays du monde - ou milliers : Italie, Hongrie, Hollande, Canada….Au total moins de 13 millions.
Espace de l'Etat d'Israël. Ce dernier défraie en permanence la chronique mondiale, mais ne compte que 20.700 km2 (et autour de 27.000 avec le Golan et les " Territoires occupés " de Gaza et de Cisjordanie, soit moins que la Belgique). Comparativement l'Egypte en possède 1 million, la Jordanie 92.000, la Syrie 185. 000.
Ces chiffres se passent de commentaire quant à la place, très modeste comparativement, que représentent en réalité les Juifs dans le monde et l'Etat hébreu lui-même, en dépit des assertions contraires et autres idées reçues.
Le problème palestinien n'est pas laissé de côté dans les textes qui suivent. Il est devenu comme le pendant - sinon le cœur paradoxal - des opinions, des images, des représentations et des discours touchant aux juifs, associant volontiers anti-sionisme et antisémitisme. Aujourd'hui mondialisé, il pourrait faire objection aux précédentes considérations minorant la place de " l'Etat juif " dans le monde et dans sa région. L'affirmation d'une puissance parfois guerrière de celui-ci, ayant par le passé triomphé, affiche comme un renversement des valeurs juives traditionnelles et leur transgression dans l'injustice et l'oppression. Dans la réalité un tel conflit se résout et ne peut se résoudre que localement. Il s'amplifie de l'exiguïté des terres disponibles, à travers une Palestine mal définie, subissant encore les séquelles territoriales des impérialismes ottomans et européens. Les accords des Grandes puissances, après les traités de Versailles et de Sèvres ayant suivi la Première guerre mondiale, dressèrent en effet la carte du Moyen-Orient au détriment de l'homogénéité culturale des peuplements. Autant du côté des Kurdes, des Druses ou des Chrétiens d'Orient, des systèmes tribaux et des clans dynastiques. Il y a sur ce terrain une mémoire longue et une mémoire courte, diverses formes " d'instrumentalisation ", de l'idéologique, du politique et du symbolique mêlés.
L'affrontement Israël/Palestine n'autorise cependant en rien la mise au rebut de l'essentiel d'une symbolique juive fondatrice et de jeter dans le même sac, la corde de l'Histoire avec le ressentiment. Un tel conflit ayant pris une place exorbitante, devrait se résoudre dans une paradoxale u-topie qui viserait - là-bas plus qu'ailleurs - à repenser ensemble un topos qui excède le lieu et la place de chacun. Quelques voies sont avancées à la suite, entre la reconnaissance mutuelle, l'échange élargi et une symbiose ancestrale à redécouvrir de deux culturalités proches, qu'égarent le politique et les fausses ambitions.
A propos des Juifs, il est beaucoup plus intéressant et sans doute plus logique de chercher une problématique identitaire du côté d'une destinée contingente, d'une spiritualité marquée par une certaine conception de la temporalité, d'une référence à un corpus textuel d'une profondeur méconnue et parfois censurée, finalement accueillant en dépit des apparences et jamais prosélyte.
S'il y a de l'unique et du singulier donc, ce n'est pas là où croit les trouver une théorie folkloriste supposée, puisant dans une histoire et une humanité palpable, glorieuse ou plus modeste, triste ou réjouie, mais dans une exception où perdurent le refus des " idoles " qui jamais n'équivaudront à l'horizon infini de l'être où elles sont projetées ou tentent une dérisoire concurrence, la non-représentation du divin - invention ailleurs reprise - (mais aussi sa non -sommation, l'infinité morale de la Loi, le goût jamais démenti de l'étude et la fidélité obstinée à une mémoire. S'il y a une vision juive du monde, une vocation - une Beruf, pour reprendre ainsi le terme si riche de Max Weber - , fait de singulier et d'universel, d'un rapport entre transcendance et usage immanent du monde, elle est dans ce pari quasiment pascalien de l'assignation dialectique à une parole recueillie et adressée qui ouvre à l'infini l'humaine finitude. Un symbolisme fondateur - terme qu'on préfèrera à celui de religion - pouvant être laïc, donne lieu à un choix spécifique d'humanité dans le monde, et peut-être alors à l'émergence d'un questionnement propre et heuristique auquel depuis toujours les hommes tentent de répondre. Sur leur destin et son critère, sur la portée de telle ou telle parole connotant alors du prophétisme et les conditions d'un salut, sur l'authenticité à chaque fois en jeu des témoignages de soi et de l'autre.
En deçà, il n'y a aujourd'hui que " des questions juives ", diverses, variables relatives et réductibles, sinon normalisées dont quelques-unes sont ici traitées.
Les dimensions retenues dans les textes qui suivent, recouvrent l'échelle d'une présence. Parfois en réponse à d'autres approches qui voudraient dénaturer celle-ci ou la situer sur un plan imaginaire - projectif - qui n'est pas celui des réalités.
Trois échelles sont distinguées : Celle du pays de Descartes - de Montaigne ou de Proust par une ascendance mais aussi de Dreyfus, Blum, Debré, Fabius, Jankélévitch, Krasucki, Badinter ou dix autres, pour l'histoire d'une nation; celle d'Israël - lieu incontournable par cohérence, quelle qu'en soit la forme prise; celle enfin d'une situation dans le monde très minoritaire mais " culturalement " - ou symboliquement, si l'on préfère - originale.
Plus qu'on ne sait quel rôle délibéré ou occulte, il s'agirait de retrouver un ensemble de valeurs fait d'universel, mais aussi de dialogues fructueux avec les autres cultures du monde pour les féconder ou pour résister à la tendance délétère au dénigrement et au fantasme.
Parmi des questions multiples donc, il y a celle des communautés juives spécifiques, nationales où sont repérées modestement, dans un premier temps, une identité nationale - ici française -, des pratiques sociales communautaires, des représentations parfois problématiques, contradictoires, livrées ici de façon transparente, à l'opposé de la prévention ou du secret.
Dans la logique de " l'ubiquité juive " contemporaine - mais non l'ambiguïté - on ne peut pas non plus ignorer, pour un certain nombre de raisons historiques et de civilisation, légitimes, la présence réelle et forte, d'Israël, devenu un pays. Il est sans doute possible d'en parler sans forcément mêler sa voix à des concerts dithyrambiques ou haineux.
On a par ailleurs, suffisamment indiqué, la dimension d'une vocation identitaire partagée. Elle et pas plus. Avec de surcroît des contenus pas toujours homogènes.
Ni peuple, ni nation constituée ou Etat exhaustif, pas même communautés singulières d'un seul tenant, l'identité juive est un " discours " de patience universelle en dépit du malheur, d'espoir dans une limite assignée à tous au départ comme garantie et garde-fou de la Loi, structure infiniment réfléchissante de l'homme à ne jamais confondre avec l'idole à essence de finitude. Discours tolérant aussi. A l'inverse d'autres prétendants à vouloir prôner tel idéal. Universel donc, si ainsi on l'entend et en parle la " langue ". En hébreu ? On l'aura compris, pas forcément. Parfaitement ? On se doutera qu'il s'agit là d'idéal.
Certaines analyses présentées dans ce recueil peuvent évidemment être réfutées ou créer des divergences. La lecture ouvre cette liberté. Il faut parfois soulever le voile des préventions admises, pratiquer sans tabou l'analyse salutaire ou éclairante, s'opposer aux discours hostiles ou simplement à la méconnaissance, rétablir des dialogues et des passages. Pour un enjeu plus que jamais actuel de culture en partage, de civilisation, de réciproque éthique.