Judaïsme
La langue et ses espèces - De celle des Juifs comme 'création continuée'
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La langue et ses espèces - De celle des Juifs comme 'création continuée'
On sait depuis Esope que la langue est la meilleure et la pire des choses. Une et multiple aussi sont les langues. J'ai ma propre langue, la maternelle. Il y a d'innombrables idiomes. Le linguiste Claude Hagège en décompte au 20è siècle près de 4 500 de par le monde. On pourrait dire aussi que c'est ainsi depuis Babel, à l'instant où a été confondue –dans tous les sens de ce vocable – l'humanité une, devenue depuis multiple et divaguant à souhait dans toutes sortes de langages.
S'il y a donc la langue que je parle, il y aussi toutes ses espèces que je puis pratiquer à travers la mienne, c'est-à-dire en mes discours, et toutes celles qui m'échappent de ne pas les connaître – Soninke, Tamoul, Mandarin ou Quechua …– ou de n'y avoir point accès par insuffisance quant à leur maîtrise – par exemple mathématique, en une autre sorte articulée de code.
Ainsi les langues oscillent de l'un parlant au multiple désigné du monde, du foisonnement langagier à la visée première d'une essence, en des sens assez différents. Comment dès lors discriminer ce qu'il en est des corps de langage et de leur mouvement, de la matière des mots – des signifiants si l'on veut – à la forme aboutie d'un sens ? Et qu'en est-il alors d'un parler enchâssé dans une langue où se manifesterait en son écho rémanent un Dieu qui assigne à l'homme le destin de devoir référer à sa parole d'origine ?
La langue ne serait-elle pas, outre ses dimensions morphologiques, phonologiques ou syntaxiques et ce qu'elle véhicule par formes reconnaissables d'énonciation qui lui seraient propres, un ensemble de sémantiques à l'œuvre en vue de structurer le monde. Comme dans le règne du vivant, elle a à faire avec des « espèces » et sans doute avec le temps d'une évolution qui les porte. A partir toutefois d'une structure, au sens ici d'un originaire qui sera précisé.
Le Judaïsme qu'on entendra ici, d'un certain point de vue, comme une des langues du monde dans des sens que nous allons explorer, pourrait bien illustrer ce que dans la Troisième Méditation, à propos des rapports de Dieu et de la substance pensante que nous sommes, Descartes définit comme « création continuée ».
Nous allons dans ce qui suit, et dans le contexte général d'un colloque où la Langue se confronte à la Loi, tenter le chemin de définir une Parole où potentiellement se recompose une unité perdue qui pourrait être celle d'un inconscient symbolique et ordonnateur. On entendra ceci dans le sens d'un discours qui prendrait en effet au sérieux un petit nombre de principes dont le respect conscient ou non, délibéré ou implicite, compose une infralangue générant possiblement un ensemble ouvert d'énoncés spécifiques sur le couple monde / homme. Ces énoncés, dont la trame inconsciente n'est pas forcément aperçue, dans ou hors la sphère juive d'ailleurs, constitueraient à la limite un paradigme symbolique aux enjeux métaphysiques, existentiels et moraux déterminants.
1. Les espèces de la langue
Dans son Cours de linguistique générale, Roman Jakobson distingue six aspects dans la communication linguistique :
Le dénotatif renvoie aux capacités de la langue à désigner, référer les mots aux choses et aux phénomènes, aider l'esprit à connaître. La langue est cognitive.
L'aspect émotif de la langue concerne la charge des sentiments, des états subjectifs dont elle est porteuse. Ce sont le ton, les émotions dont parfois elle est le véhicule, sans geste ou action, qu'il s'agisse du cri de la colère ou de l'aveu d'amour.
L'aspect conatif – du latin conatus, effort – indique l'orientation vers le destinataire d'un ordre, d'une injonction, d'un souhait ou d'une adresse. L'impératif, parfois le vocatif en sont des exemples dans la langue orale courante.
La fonction phatique – du grec phatein, montrer – concerne, elle, les messages de la langue qui servent à établir, prolonger, réguler ou interrompre la communication : Ainsi de “ Parlez. ” ou “ Allo ? ” au téléphone, des “ Hum …” ou autres “ Bien… ”, “ Oui, oui ”, “ J'écoute... ” etc… qui ne font que ponctuer une conversation prioritaire.
La fonction métalinguistique est celle où le langage s'interroge ou parle de lui-même. La linguistique en est la forme achevée où le langage tient sur soi un discours où il se réfléchit comme objet d'analyse et de savoir.
La fonction poétique des langues enfin, réside dans cette capacité qu'elles ont de jouer sur leurs signes en tant que tels, de se faire formes signifiantes de façon autonome et sans visée pratique ou d'utilité, hormis celle du plaisir pur de signifier, de donner sens à une construction de langue qui, de surcroît doit être agréable, musical ou sublime...
Voilà donc pour une première distinction de niveaux et de fonctions incluses dans la langue et qui s'ouvrent déjà sur des visées différentes. Quel rapport entre un poème de Mallarmé et une page du code du travail ou un devoir d'économie, sinon le seul médium d'une même langue ? Les trois types de discours indiquent bien une différence de leur nature, sans parler des finalités.
Bien sûr on retiendra aussi que les formes ici distinguées sont pures et qu'elles peuvent évidemment se chevaucher. Rien n'empêche après tout un discours politique (conatif) de prendre un tour lyrique (poétique), ou un texte scientifique de faire du métalangage pour définir d'abord des concepts. Jakobson pense même qu'on peut, à tout message linguistique, appliquer cette grille à plusieurs dimensions – ce qui conforte la richesse et la complexité des actes linguistiques.
Gardons en vue l'expansion de la langue vers des fonctions différenciées dès qu'elle fonctionne et crée des messages entre au moins deux locuteurs. Laissons aussi de côté pour l'instant les descriptions structurales de la langue comme celle inaugurale de Saussure qui s'attache à la langue comme objet coupé de l'intersubjectivité où en fait elle est toujours prise. Cette approche, non retenue ici, fait des langues une série de corps homogènes, réduits à des propriétés générales, à des formes universelles du type signifiant / signifié, ordre morphologique, syntaxique, idiomes etc... qui évacuent les pouvoirs de la langue, son potentiel infini, son irréductible puissance de signifier, d'agir, de penser ou d'ordonner le monde de telle ou telle façon.
Commentaires :
On voudra bien noter que la linguistique générale ou comparée s'est peu ou rarement attachée, en tant que tel, à la spécificité des langues, je veux dire à ce qui justement les distingue en tant que porteuses d'univers potentiels de sens. Jusqu'à présent – et même chez les anthropologues dont le plus connu est sans doute E. Sapir de l'Ecole américaine d'anthropologie culturelle – il y a eu peu de travaux comparatifs ou descriptifs du possible sémantique des langues, des rapports entre, justement, leur configuration intrinsèque et leur faculté à porter ou ouvrir à des sens spécifiques, sinon parfois uniques. L'approche sémantico-herméneutique des langues est sans doute porteuse d'une philosophie implicite du monde et le comparatisme, une source profonde d'enrichissement.
Cela a-t-il un sens de parler d'esprit des langues, de leur génie propre ? Si même ce dernier terme est parfois utilisé dans des connotations bien précises – pour l'Allemand (profond et propre à la philosophie), le Français (clair, précis, diplomatique), l'Anglais (concis, rapide, marchand) ou le Latin (juridique), le Grec (logique) etc... on ne voit pas qu'on ait pu en tirer un enseignement précis. Des conclusions propres à orienter une réflexion vers la prégnance spécifique de telle ou telle forme ou l'étude des principes sémantiquement structurant – de relativisme ou d'absoluité au contraire – en d'autres termes de cadres ontologiques ou axiologiques des discours produisibles dans telle ou telle langue – restent en suspens. En réalité langue et corpus fondateurs de ce que j'appelle « culturalité » se rencontrent ici et arbitrent d'enjeux de sens, de vision ou de vocation (Weber). Ainsi l'Hébreu donné souvent quant à lui comme langue où s'est exprimé Dieu, paraît moins concerné en ses structures qu'en ses messages. Et si même le commentaire (Talmud, Cabale, Zohar…) semble s'étayer de la lettre du texte, une herméneutique plus profonde discernerait que c'est un sens originaire, un premier principe fondateur qui oriente l'interprétation, plutôt que l'inverse. On peut bien sûr discuter de l'étayage linguistique codant, mais on ne confondra pas signifiant et signifié, même si ceux-ci peuvent en l'occurrence être ensemble considérés.
Il va de soi que l'Hébreu, en ses « corpus d'assignation » ne peut pas ne pas poser de tels problèmes, où sont véhiculés une onto-théologie, un anthropocentrage mais aussi un humanisme relativisé au sein d'une cosmo-éthique temporalisée et surplombée justement par une infra et une supra langue inconsciemment assignante.
Nous observons plus loin que – en dehors des usages cabalistes dont le référent est moins la langue en réalité, que la signification des textes d'un corpus délimité et pré-figurant – l'hébreu, langue sacrée s'il en est, n'est pas (ou peu) abordé structurellement, c'est-à-dire en ses moyens de signifier, ses capacités intrinsèques à lire ou à représenter, si ce n'est dans l'approche alphanumérique (guématrie) ou dans la déclinaison, il est vrai si heuristique, de ses racines trilitères. En réalité toujours au service d'un principe premier et d'une signifiance anthropo-théologisée – et donc plutôt ici du dicible, du disable, du à-dire que en effet d'un dit, même si un premier corpus joue comme matrice de tout sens. Mais alors peu importe la langue où on le dit !
Ce n'est plus alors la langue qui est sacrée, mais le sacré qui se fait langue, qui est dit dans telle ou telle langue. Mais il faut alors que la gageure soit tenue. C'est ce qu'on voudrait faire apparaître ou sentir dans la deuxième partie de cet exposé qui sera consacrée au judaïsme comme meta (ou d'ailleurs) infra/supra langue générative. Au sens chomskyen d'une « performance » sémantique générée, générante à partir d'une « compétence » inscrite, ‘'assignée'' …
Mais revenons aux espèces de la langue.
Qui a le mieux compris l'enjeu où la langue se confronte et à quoi aussi elle nous accule ? Lacan, bien sûr, et nous allons voir maintenant en quel sens. Il y avait eu aussi Joyce à qui Lacan comme par hasard consacra son dernier séminaire tant inabouti... Mais c'est une autre histoire car Finnegan's Wake avait déjà tout dit ou prévu ... Lacan inclus !
Tout psychanalyste digne de ce nom devrait avoir lu “ Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ” texte prononcé à Rome en 1953 et reproduits dans Ecrits. Qu'en est-il ici de la langue, langage et parole, dont on aimerait que la distinction soit claire pour tout ce qui va suivre. La langue, en tout cas pour le Lacan de cette période, n'est pas considérée dans ses composantes structurales traditionnelles : phonologique, morphologique, syntaxique et sémantique – dans le sens relativiste où l'anthropologie culturelle tient ce dernier aspect, même si ces dimensions sont maintenues et préservées pour des fonctions que je qualifierais d'étayantes. La langue chez lui est fonction, c'est-à-dire langue parlée, échangée, donnée ou retenue. Le langage qui la porte est cette vie – cette dynamique du symbole qui ouvre à l'humain. Il n'est pas seulement le signe qui, chez l'animal, n'est que signal ou à la rigueur action, mais le signifiant porteur du sens et de la signification reconnue, infini en ses possibles, à la puissance mystérieuse, s'abîmant dans l'intersubjectivité ou fertilisant dans les différents registres, obscurs ou clairs, de la psyché.
Le langage donc symbolise, il est la pointe de l'esprit dans la parole qui veut signifier et dire, mais il est aussi soubassement, tréfonds de l'individu, sa trame, en quelque sorte constitutive. On connaît la célèbre formule “ l'inconscient est structuré comme un langage ”. Elle signifie que c'est seulement à travers le langage que l'Ics peut se livrer, à travers le défilé de ses signifiants, l'assomption (ou non) du réel de la langue comme loi et comme culture, mais surtout le contexte de la cure où, en effet il n'est pas autre chose, pas d'autre médium pour le psychanalyste que la parole du patient où il n'est question que du langage échangé, perdu, cherchant sa voie dans l'obscurité du symptôme ou la souffrance aveugle. Comme le devint Oedipe !
La parole est l'individuation du langage, sa signature. Elle s'échange, elle dit à l'adresse de, elle s'adresse, revient ou non, se trouve, se perd, se cherche et parfois, de temps à autre, aboutit. La parole peut être le monde en l'absence du monde, l'amour sans l'amant, la haine sans l'ennemi. La parole fait exister seule des univers affectés, signifiants, rêvés, inouïs ou simplement étranges. C'est l'imaginaire.
La parole peut aussi dire le monde comme il est, tel qu'il est, partagé ou reconnu, le monde comme objet sans conteste, en sa vérité nue, dans son travail. C'est la parole qui se doit d'être confirmée. C'est le réel.
La parole enfin, peut viser le monde comme redoublé d'un sens arbitraire, construit sur des valeurs, des conventions, des croyances relatives, des justifications, ou des énoncés d'un type finalement singulier où l'homme engage le possible de la représentation. C'est le symbolique.
Qui ne voit la différence entre ces visées, ces natures si différentes de la parole dont seule l'analyse distincte pourrait permettre d'entendre vraiment, de s'écouter un peu. La psychanalyse lacanienne, sans rien renier de Freud, a eu le mérite de retrouver – pour d'ailleurs le perdre très vite – et de montrer que le corps est le lieu de passage à travers le langage de quelque chose qui l'excède et dont il doit sans cesse s'assurer la maîtrise, sous peine de la folie ou du dogme qui signe une autre forme d'aliénation. C'est la parole – ou de l'autre terme plus extérieur sinon collectif de discours – qui est la médiation et aussi le lien par où transitent les trois espèces sans cesse récurrentes et parfois emmêlées des fonctions de la langue. Lacan a formalisé l'essence universelle dont relève, non le sujet parlant, mais sa parole assujettie à des lois d'abord méconnues et dont le relevé balise le champ de son être et de son devenir, dès lors tous deux infiniment symbolisés.
Je voudrais, avant de clore cette première partie de mon exposé consacré aux espèces de la langue prise comme « fonction » – et non encore une fois comme phénomène de « structure » –, me pencher sur une dernière figure, non de linguiste mais de penseur des possibles et des limites de la langue comme moyen du sens.
Ludwig Wittgenstein, auteur du célèbre Tractatus logico philosophicus, va nous ouvrir le champ de la sphère, non plus fonctionnelle, ni symbolique du langage, mais de ses enjeux logiques, c'est-à-dire de ses conditions d'accès à la vérité.
Cet auteur part en fait des mêmes questions que Kant : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ? Kant, rappelons-le, cherchait les conditions transcendantales de la connaissance. Il aboutit à les établir pour les phénomènes physiques et ceux dont nous avons l'expérience, ainsi des mathématiques. Il montra que pour ce qui est hors de l'expérience, les notions d'infini, de Dieu, du monde et toute la métaphysique, on ne peut rien savoir d'assuré. Il montra aussi que la morale ou l'esthétique sont susceptibles d'expériences spécifiques nous introduisant à une connaissance nouménale où une transcendance pourrait être postulée.
Wittgenstein au 20ème siècle, transpose cette problématique, dans le sens de l'empirisme logique où seul le langage comme lieu et condition de la vérité est pris en considération. Lui, dont le système philosophique compte d'ailleurs deux états, a en fait élaboré une théorie générale de la signification. Son point de départ dans le sillage de Bertrand Russell est de rechercher les conditions d'accès à une pratique non essentialiste du langage et de la vérité. Tout énoncé se résout en fait à des propositions élémentaires entre lesquelles doit être établie la nature du rapport logique d'où découle la signification. Qu'est-ce que la nécessité logique ? D'où parle-t-on ? Que peut-on dire ? A quelle condition dit-on quelque chose de sensé ?
Tout énoncé peut être ramené à une série de propositions élémentaires, sortes d'unités minimales (objets) reliées par des rapports logiques qui leur donnent sens. Une série ainsi reliée constitue un (tableau) de la réalité qui se réduit alors à sa seule expression dans le langage. Tout ce qui ne pourrait être rapporté ou réduit ainsi à cet espace logique, où seul réside le sens, n'a pas d'existence, ne pourrait en avoir.
Le langage délimite ainsi la seule sphère possible d'émergence de la réalité, identifiée alors à la vérité comme lien logique entre propositions élémentaires puis complexes. Toute réalité voulant se fonder hors du langage devient alors suspecte et douteuse. De la même manière, si dans le langage, cette réalité supposée ne peut s'analyser en relation logique. L'ontologie est plus dès lors un résultat de l'analyse du langage qu'un présupposé qui pourrait être dit.
La pensée de Wittgenstein définit l'espèce logique de la langue, son caractère formel qui règle les relations possibles au monde. La philosophie qui en résulte est celle de la modernité excluant toute transcendance supposée ou essence mystérieuse à priori. Tout langage s'analyse ici et se réduit à sa vérité formelle. Ce qui ne peut se dire correctement n'est pas ou doit se taire. Le silence est après tout riche de questions retenues ou des potentialités de nouvelles énonciations. Il est, dans tous les cas préférable à l'erreur, à l'illusion du vrai et à fortiori au mensonge.
Les sphères symboliques d'autres référents spirituels comme la morale ou l'art ne sont pas pour autant chassées mais réservées. Elles devront se distinguer, s'énoncer comme telles dans le discours de leur incertitude ou renvoyer à des sphères hypothétiques ou des expériences de langages à éprouver. La mystique occupa beaucoup le dernier Wittgenstein.
Commentaires et transition
Ainsi, voilà quelques espèces de la langue non point dans l'esprit de Babel et de la confusion des langages, mais de ce Verbe aussi qui dit et fait être, depuis toujours et universellement. Il y a la langue des savants et celle des poètes, il y a la langue de tous les jours et la langue de chacun, la langue où nous sommes et celle qui nous partage; il y a la langue qui divague et celle qui raisonne, il y a celle qui affirme et celle qui doute; il y a celle qu'on trouve déjà là ; il y a des langues minimes et celles qui avant notre parole même posait déjà le monde.
Le- Judaïsme est une de ces langues. Je n'ai pas dit l'hébreu, si même c'est dans cette langue du groupe dit sémito-chamitique, que celui-ci s'exprime et se donne à nous, sans parler de l'Araméen, langue ultérieure et quasiment sacrée aussi de la glose talmudique.
Puis-je ici tenter d'articuler un concept nouveau de “ langue ” entendue non seulement par rapport au cadre fonctionnaliste précédemment élaboré, mais où viendrait s'ajouter la connotation d'une sémantique que je qualifierai d'indiciée. Ainsi parlée, adressée ou entendue, une telle langue n'est donc pas à confondre avec telle ou telle. En particulier, elle ne recouvre pas forcément l'Hébreu et pourra se dire en d'autres langues – si même une textualité originaire nous renvoie à cette langue fondatrice – ivrit, de ever-passage, passeur. J'inviterai volontiers alors à penser pour les plus proches, à l'araméen d'évidence, au judéo-arabe, au ladino et au yiddish bien sûr, mais aussi au latin de Flavius Joseph (ou pour parie d'un Sinoza), au Grec de la Bible des Septante ou à l'Arabe de celle de Saadia Gaon, Maïmonide et pourquoi pas, en poussant plus loin du côté du livre le plus traduit du monde, soit en 1637 idiomes à la date de 1997.
La langue, dans ce sens prise, pourrait être une langue porteuse d'une sémanticité particulière, d'un groupe d'usages, de matériaux lexicaux et syntaxiques a priori (ou si on veut inconscients). Elle véhiculerait des signifiants propres qui seraient relayés par des règles implicites d'usage de ces mêmes signifiants. Une telle langue me paraît ainsi s'articuler à des lois informelles, non point du type compétence / performance au sens de Noam Chomsky, mais de significations orientées et d'une série de normes inconscientes sinon de tabous de culture - issus de prémisses symboliques acceptées. A travers elle s'inaugure un certain type de matrice d'énoncés assignant une présencetoujours réciproque d'infini, assignés à sa Loi de même perspective, en la vocation d'une anthropologie d'universel sous les aspects performés du singulie…La loi ici à l'œuvre – en quelque sorte générative – serait à prendre dans le sens non pas de l'interdit ou du commandement torahïque – même si des liaisons existent entre les deux, mais du groupe des transformations inconscientes de langage qui régissent un certain type de discours où s'articulent des paroles spécifiques.
La langue prise dans ce sens vient de loin. Non pas forcément de son ancestralité, ni de sa préexistence à moi-même, ni même des potentialités infinies de son expressivité – ce qui est après tout le cas pour la plupart des autres langues. Elle s'articule à de certaines significations portées d'enjeux abyssaux qui ont trait à l'horizoninfinitisé de l'être, au destin des étants, au statut de la parole vis-à-vis de cette langue implicite où déjà celle-ci est dotée de son pouvoir comme de ses risques, eu égard à l'essentiel de sa fonction fondant l'humanité.
Il ne s'agit pas ici de spécificité culturelle reconnaissable, non plus que d'une poétique au sens précédent de Jakobson. Il ne devrait pas s'agir non plus de l'enfermement dans une textualité littérale. La-langue-juive dans ce sens n'est pas de l'ordre d'un folklore. Elle n'est pas non plus ce sociolecte d'un groupe humain s'y donnant un outil de communication propre, sa langue ou ses dialecte (voir du côté des diasporas où l'Hébreu n'est que la langue religieuse ou sacrée, le plus souvent incomprise... ou en Israël où il est d'usage profane). Là n'est pas notre démarche qui n'y trouverait pas ses traits discriminants et fondateurs. La-langue-juive, dans cette acception, peut s'énoncer de tous et parler toutes les langues constituées. On sait que la tradition fixe celles-ci à soixante et dix, pouvant donc la parler, par la bouche d'autant de sages, dans le sens avancé ici.
2. Le-judaïsme et sa langue
Je choisirai d'éclairer maintenant mon propos par ce que j'appellerai les six entrées de la-parole-juive. J'ai préféré ce terme à celui de demeures – hekhalot – qui signifie aussi “ palais ” et dont la connotation est mystique, mais surtout moins dynamique, car “ entrée ” suppose mouvement, sinon franchissement d'un seuil. Je souhaiterais par ailleurs que, pour ce qui suit, ne soient pas forcément considérées la lettre des textes ou leur lecture dans le cadre de leur sacralité et du présupposé théologique. Il ne s'agira pas plus de commentaire mais d'un phénomène peut-être insuffisamment pensé, soit l'effet symbolique et donc en partie inconscient, produit par la portée redondante de ces textes ou ce que j'appelle leur effet d'assignation. Ce dernier sera religieux certes, – proportionné au regard des degrés fidéistes de la Parole – mais tout aussi bien cultural, par appropriation et surdétermination d'effets induits, imprégnation d'une certaine densité à la fois spirituelle et intellegeante pour qui s'y confronte.
Le critère d'une auto-suffisance symbolique ou d'une pertinence rationnelle et donc universalisable pourrait être aussi invoqué, dont l'Histoire du concept de « Dieu » a par ailleurs fait une certaine preuve par extension, appropriation ou aménagement.
La pérennité millénaire d'une intersubjectivité des mêmes locuteurs, sa résistance au temps, sa postérité civilisationnelle autant que philosophique, éthique et existentielle sinon "historiale", seraient d'autres arguments.
Il va de soi que ce que l'on peut aussi appeler des « opérateurs symboliques », surdéterminant de la multiplicité des performances de discours qui s'y inscrivent ou s'en réclament, fonctionnent de manière inégalement répartie, à des degrés divers de plus ou moins grande congruence et de cohérence interne. En participer peut évidemment s'établir à des distances graduées, plus ou moins proches d'un cœur dense et irradiant d'impeccable signifiance. On doit évidemment ajouter qu'un tel idiome ne se confond pas forcément avec une appartenance nationale, culturalo-ethnique et expressément linguistique, même si le récit mytho-historique archéo-testamentaire a le mérite de déployer pour sa concrétude le corps hébraïque collectif, dans l'exposé et son illustration.
L'origine ou la signature du commencement
“ Au commencement Dieu créa le ciel et la terre :''Berechit bara eloïm et hachamaïm vehet haaretz ”, nous dit le verset premier du Livre. J'interprète cette première parole comme un opérateur de pensée, un des paradigmes juifs essentiel, qui statuera sur l'origine de l'être. Il ne s'agit pas là forcément de croyance, mais d'entrée dans un texte du possible qui, implicitement, expulse l'homme de l'être pour en faire un étant ultérieur qui lui-même n'est pas source. Les conséquences sur ce qu'il peut dès lors énoncer sur lui-même ou sur le monde sont considérables. La signification de toute parole sur l'être s'assujettit ainsi à sa dépossession originelle par un précédent qui, de ce fait, relativise toute ontologie en la plaçant dans la dépendance d'un premier verbe / être créateur (ou réversiblement) être / verbe créateur.
L'être, dans la langue des hommes, serait déjà englobé avec tout étant dans sa dépendance. La création de l'homme lui-même à la sixième période (yom achichi), et pour conclure l'œuvre divine, parachève un lieu cosmique anthropologiquement ordonné, complet et viable en sa nature. Ce sont la conscience, la liberté puis la culture qui y créeront le désordre puis un nouvel ordre issu de la Loi comme nouveau don de parole (devarim). A l'homme de la temporalité cette fois.
Voilà ainsi fondé un discours où ce qui est est par grâce ou arbitraire légitimé, à l'inverse de tout le Logos grec qui parle lui de l'être comme question à recueillir, obscurité, indétermination ou alors fatale nécessité. Ici la lumière est donnée, non seulement comme être-là voulu, assuré, réel, mais aussi guide d'un chemin (derekh) .
On voit bien par là que, sur la dimension sémantique des énoncés de cette langue, tout dire de portée ontologique ne peut faire l'économie de l'hypothèse sinon du dogme de sa relativité, de sa dépendance par rapport à un dire (un être lié) d'origine où il serait déjà inclus, englobé, mais peut-être pas encore formulé (traduit en descriptions scientifiques, par exemple).
La philosophie de Spinoza s'initiant de l'infinité englobante, exemplaire à cet égard, ne ferait pas exception à une telle proposition du problème.
L'infini ou l'ouverture perpétuelle
C'est ce qui me paraît venir après dans l'ordre des caractères, non de formulations juives canoniques, mais de référents implicites à la-langue qu'on essaie de décrire.
Comment donc est ce monde ? Qu'en est-il dit ? Que puis-je en penser et y faire ?
Le concept de Création en donne le modèle et ce qui d'elle en participe comme émanation d'une source la dépassant. Si l'attribut de l'ein-sof, le non-limité, le sans-fin où s'engouffrera, après le Zohar, la mystique allemande avec Eckhard et Boehme, est bien un des traits essentiels de Dieu, alors une série multiple de conséquences s'ensuit.
D'abord celle d'englobement du tout de l'être ( attributs et modes, dit Spinoza) dans un être plus grand qui relativise singulièrement tout étant, réalisation humaine, aspiration, projet ou objet nécessairement alors fini et relatif, mais y participant. D'où le mépris des idoles (Elilim) – qui plus qu'un commandement thétique et fondateur – est un principe de cohérence interdisant de prendre la partie pour le tout et d'ériger un principe partiel en vérité totalisée, de s'attacher au segment sans voir la droite à laquelle il appartient, ou tout simplement suivre l'éphémère qui ne peut donner que le leurre de l'éternité ou l'illusion de la cause vraiment première. Voir Ex 20,3-6. Le postulat d'un non-limité que nous ne sommes en regard du limité de toute expérience ou étant, jouera comme un garde-fou à tous égards universel. La divinisation est réservée à l'un seul et régulera toute pensée de l'être et tout discours.
D'où par après le souhait, l'idéal, la seule sagesse humaine de comprendre cet infini (Spinoza), de s'y assurer (Husserl, Bergson ou Kant dans la loi morale, mais aussi Descartes, Leibniz et Pascal ou Kierkegaard...), de s'y leurrer avec Hegel qui, dans L'esprit du christianisme et son destin, ne comprend pas l'essence juive de l'infini, en faisant une limite jamais atteinte où se perdrait le dépassement possible de la finitude en sa figure christique...
L'aliénation de la modernité, à travers en particulier l'idole de la Technique, ce serait plutôt elle ce “ mauvais infini ” courant après l'ersatz de lui-même qui ne peut être matière, ni d'ailleurs concept réalisé de l'absolu – ce qu' Hegel pensa et tant de funestes épigones... Imaginons ou donnons-nous plutôt l'infini au cœur de l'éthique – cette dimension qui en est un accès – ou de sa représentation transcendantale et indicielle(… ) – et voyons par exemple avec Levinas comment s'articulent Totalité et Infini dans la dialectique humaine du proche et du lointain et de l'homme à lui-même aussi ...
La totalité comme critère de jugement
La totalité, au regard de laquelle se relativise l'existant, le monde naturel ou artificiel de la technique, celui des étants singuliers est le troisième des paradigmes de la-langue- juive, ici bien sûr considérée idéalement.
A ce niveau elle découle de l'infini comme origine, de l'origine infinie comme source d'être, du Tout de l'être. Mais la totalité du monde des étants ou l'¨Être même ne sont pas équivalents de l'acte de totalisation, possible en pensée mais non en acte – privilège par principe de Dieu seul. On retrouve ici Descartes pour qui la création achevée ne se confond pas avec ce qui la maintient continûment.
Nous n'avons pas d'exemple d'un discours en parole-juive érigeant une quelconque partie de l'être comme le tout du monde. L'homme – créature finie – souffle et âme spirituelle (nephesch, rouah, nechamah), poussière aussi et vanité comme dit Kohélet (L'écclésiaste) ne se mesurera jamais au tout du monde et a fortiori de l'univers. C'est toute la sagesse du livre de Job : “ Où étais-tu quand je posais les fondements de la terre ? Dis-le si tu as de l'intelligence ”. Job. 38.4.
Voilà le « mondain » remis à sa place et surgissant de cette profession de foi qui joint le plus particulier à l'extrême universel : ‘' Chema israel adonaï eloenou, adonaï ehad ‘'. “ Ecoute Israël, l'Eternel est notre Dieu, l'Eternel est un ”. Que pourraient bien être ces fragments de monde et inclus le tien multiple et même puissant, rapportés à l'essence de l'unité ultime ou se voulant donc faussement, illusoirement totalisés ? Tu ne peux être que le multiple conditionné de l'un, produit de lui. Qui ne voit que l'un est plus parfait que le multiple car le second est formé du premier et non réciproquement.
Voilà donc posée l'aune du monde et des actes que nous commettons en lui, cette totalité pressentie, les jaugeant par implicite, c'est-à-dire les jugeant. Voilà un critère, peut-être universel, des actions humaines et de toute valeur ou système, à y bien penser, qui voudrait s'y mesurer. L'immanence profonde de l'enjeu rejoint ici les assertions du postulat de la transcendance, ce qui ne disqualifie nullement l'analyse. On aimerait tant que les discours qui se réclament de cette perspective, en particulier l'Islam, manifestent plus de cohérence à cet égard, hors d'artificielles surenchères.
Le judaïsme comme discours de "l'êtrité" parlante
On sait que la question de l'être (to on) est au cœur de la philosophie, de l'hellénique d'abord puis des autres. Pourquoi l'être plutôt que rien ? Qu'est-ce que l'être ? Etre quoi ? Comment ? Pourquoi ?
L'ontos est une question, un mystère en son être-là et les modalités de son énonciation jalonnent le discours pré ou post-socratique. Si le logos rend compte de l'être, il n'est pas celui-ci, le double et se situera toujours en deçà de sa réalité. Ainsi il y a de l'être – lieu, matière, nature – et le discours tente d'en parler, de dire cet être déjà là : kora chez Platon, phusis chez Aristote, natura chez Lucrèce. La philosophie – métaphysique d'abord – puis plus tard la science, tenteront d'en produire des représentations conceptuelles puis, dans la suite de l'histoire occidentale, la forme objectivée des phénomènes en une description idéale et mathématique, à expérimenter.
Rien de semblable dans l'ontologie juive, ou si l'on veut son « onto-théologie ». L'être est la création d'un principe donnant voix (Eloïm, Adonaï, Achem…), dans tous les cas ayant à voir avec une source énonciatrice, entre injonction et dialogue. Ce principe parlant réserve le mystère de son nom dans les quatre lettres du Temps (passé, présent et futur se conjuguant) : ????... En son essence, il est celui qui est, mais à la première personne : ( Vayomer Eloïm el Moshé ehyeh' ascher ehyeh ). Ex.3,14 : “ Eloïm dit à Moïse : ... ‘‘Je suis qui je suis..” ”.
Voilà paradoxalement révélé (dévoilé ?), intimement et dans l'invisible, la source de tout esse (tout être opposé au rien et pas seulement l'être-là du dasein heideggerrien...), prêtant son écho à prescrire la place, le destin affranchi à la condition des limites de l'homme. Le monde existant s'organise de lui et dès-lors l'existence humaine presque simultanément, comme si homme et monde devaient être conjoints dans un même exister, une véritable alliance où n'a place le hasard. Au contraire dans l'ontologie grecque, homme et monde sont séparés par un abîme dont seul le logos mystérieux et hasardeux peut tenter de réduire la distance, entre une esthétique ravie et une mythologie familière!
La conception juive ne se donne pas seulement dans un discours, mais une signifiance qui dit le monde « créé », son "étance", la place de l'homme en lui et d'emblée le devenir du monde dans le miroir de son créateur ou au regard de ses noms/lois (chemot) paroles/choses (devarim). La différence est énorme d'avec un autre point de vue dominé par la contingence, une nécessité sans liberté et nulle assignation potentiellement salvatrice (anankè, nemésis des Grecs) ou une quelconque promesse (Tao indéterminé en Chine).
Dans le judaïsme l'être est rien moins que silence et mystère d'avant le Logos, il est d'emblée geste et parole de Dieu dans cette parole, à sa mesure, à sa merci. Dès lors parler de l'être, c'est parler la-langue d'un divin pas seulement exigeant mais instauré d'un verbe qui est révélé en une cohérence célée. L'ontologie va se réfléchir non en cosmos mais en chronos, devenue histoire et destin, déjà discours avant même que l'homme ait lui-même parlé...
Il est remarquable que les deux ou trois grandes philosophies ‘' juives'' non religieuses de l'Occident, celles de Spinoza, Husserl et Bergson aux postérités multiples, ne dérogent pas à cette pétition de principe d'un substrat de l'être appelé ici « substance infinie », là « pensée-essence », ou « mémoire-durée » spirituelle. Nous y verrons le signe de cette “ langue-juive ” comme discours orienté par des principes implicites où on retrouve les normes précédentes d'origine, d'infini et de totalité... qui parlent à travers de… l'originaire.
L'ubiquité quantique du temps et de l'espace
Je rassemble ici ces quatre concepts pour leur densité propre et à fortiori en leur rapprochement.
La temporalité juive (lazman aze ; zemanim) est reliée à un passé inaugurant un commencement et devant constituer une histoire singulière. On ne parle pas ici d'élection mais a minima de destin. Le même temps reste ouvert à un futur où cohabitent sans cesse l'incertitude et l'espérance, avec une mémoire à ce même temps, liée. Le présent juif s'écartèle entre ces deux dimensions en principe contraires mais ici tenues ensemble. Quand on parle de mémoire, il s'agit de promesse faite pour l'avenir. C'est tout le discours prophétique. Quand on évoque l'avenir, il ne peut s'agir que de la promesse tenue par et de l'Origine ou à tenir par l'homme originé d'une essence (ou d'une assignation).
La fidélité d'une part et la tradition de l'autre, empruntant certes les formes d'un rituel particulier, n'épuisent en rien la signifiance ouverte d'une nature symbolique où il y va d'un sens premier à accomplir de l'essence humaine, toute enceinte d'une vocation éthique où doit gouverner la Loi matriciante, externée et inclusive, génésique, huma(g)nifiante.
La langue-juive tisse le temps de l'histoire et du mythe, sans pouvoir jamais démêler la réalité du symbole la doublant. Elle oscille entre l'attention extrême au monde et son rêve d'ultime signifiance quoi qu'il en soit.
L'espace-temps juif (amakom - le lieu parfois assimilé à Dieu, ou sa présence spirituelle ressentie - Chekhina) nous offre aussi la dualité qui aujourd'hui partage physiquement le peuple qui s'en réclame entre Israël et les diasporas. Il se redouble de la partition entre l'espace des textes (leur lieu d'étude qu'incarnerait la yechivah) et celui des mondes présents (olamim akhchav) qui semblent amoindrir ou réfuter leur portée méta-physique et pourrait-on dire éidétique ou prophétique quand certains voudraient qu'entre eux soit aboli le temps…
On aimerait avancer cette thèse que le déchirement perpétuel entre ces quatre pôles d'espace dual et de temps dédoublé produit un continuum aléatoire où une formidable liberté garde en réserve ce que Ernst Bloch avait théorisé dans son Prinzip Hofnung. [ Le modèle des énergies "spirituelles" à l'œuvre et celui d'un champ « noyauté » et de particules liées, à l'exemple de la structure physique des laisons ultimes, prendrait trop de temps pour être développé ici.]
La langue-juive dont nous parlons ainsi puise à l'universel autant qu'au particulier. Qu'importe pour l'autre la provenance de l'entendement ou de l'espoir comme les quanta de l'énergie, si ceux-ci viennent enrichir la liberté du monde sans lui porter atteinte ! La langue-juive ensemence et fertilise, dans l'altérité ou ses migrations !
L'ipséité et la valeur de l'autre
Je formulerai cette entrée sous la forme d'un questionnement, sans y répondre et en laissant ouverte la réponse.
Au delà de nos idiomes spécifiques, quelle langue nous parlons-nous à nous-mêmes ? Quelle langue nous parlons-nous entre nous ? Quelle langue parlons-nous à l'autre ?
On a pris jusqu'à présent ce vocable d'infralangue-juive dans l'idéal d'un paradigme. Un certain discours du monde relativise le temps et l'inaugure,le soumet, (l'apprivoise ?). Une langue déploie par-dessous une représentation de l'infini où tout étant s'affiche en contrepoint de sa finitude à penser. Un langage s'exige d'une vocation où les hommes sont réfléchis d'un miroir sans conteste et qui ne peut que s'avérer.
Ces trois modalités aimantent une condition où nous serions au seuil de l'essence du dialogue avec soi d'abord, l'autre, la limite de « nous ». On sait que celui-ci est une des portes de l'amour et de la justice s'il existe ou la muraille du silence et de la haine s'il est impossible. Il y a une version théologique de ce dernier constat, les monothéismes résultants se disputent encore sur le statut de l'origine.
La langue-juive qui est ici revendiquée, sans rejeter le patrimoine des pères (avot), se réclame autant de ceux qui, apparemment hors du cercle textuel mais pas de son esprit, l'ont en fait élargi à des langages – qui peuvent être aussi des questions – où rien de l'essentiel n'a été sacrifié. La liste des exemples ou des oeuvres serait immodeste et là n'est pas notre propos.
Il resterait encore à situer le statut de l'autre (aher) qui serait le second pôle majeur de l'héritage. Je veux pour ma part y voir un des indices clefs, non cette fois des énoncés mais des adresses. Dans le sens d'une destination de la parole où une langue possible se fait écho, pas seulement d'un récit (agadah) qui pourrait être taxé d'idiosyncrasique, mais d'un sens – sinon d'une responsabilité de la destinée des hommes – de tous les hommes – qui à jamais l'excédera. Peut-on ici inviter chacun, en son lieu et sa période, à l'examen et de soi et de son entour humain ? Le "tu aimeras ton prochain comme toi-même" Lev, 19, 18, signerait cet usage d'une langue impérative. Pour son meilleur et sans limitation.
Pour notre part nous nous sommes essayés à décrire une identité possible de la pensée à travers le dévoilement d'une espèce particulière de langue dont les paroles, depuis longtemps, acceptent de s'assujettir à cette loi : un destin de finitude au cœur d'une infinité reconnue et conséquente, un langage d'allégeance à l'être dont nulle parole n'épuisera jamais la totalité signifiante et ouverte. Le-Judaïsme veut y voir depuis toujours l'essence du couple homme / monde, une présence à soi ou une “ ipséité ” originée à une source qui n'est jamais muette pour qui sait entendre et en retour la parler quels que soient les péripéties du monde.
(*) A partir d'une conférence donnée en 1993, lors du colloque public tenu à Paris sur le thème : “ La loi et la langue en milieu juif ”. Un bref résumé en a paru la première fois dans le Cahier du CERIJ N°2 - nouvelle série - (2 ème semestre 1993. Le présent texte en est la ré-élaboration revue et largement amplifiée.
Il nous a paru important – dans un contexte d'affrontement mondial du religieux et de son pendant spirituel où l'emportent le fanatisme et la médiocrité, mais surtout des lectures aveugles ou manipulées des textes qui occultent l'héritage hébraïque du monde occidental et veulent le confondre avec des péripéties idéologiques ou un destin national si partiellement " politique" et finalement limité – de remettre à sa place une forme pérenne sinon incontournable de la pensée où les enjeux ne sont pas seulement philosophiques mais d' anthropologie.
S'il y a donc la langue que je parle, il y aussi toutes ses espèces que je puis pratiquer à travers la mienne, c'est-à-dire en mes discours, et toutes celles qui m'échappent de ne pas les connaître – Soninke, Tamoul, Mandarin ou Quechua …– ou de n'y avoir point accès par insuffisance quant à leur maîtrise – par exemple mathématique, en une autre sorte articulée de code.
Ainsi les langues oscillent de l'un parlant au multiple désigné du monde, du foisonnement langagier à la visée première d'une essence, en des sens assez différents. Comment dès lors discriminer ce qu'il en est des corps de langage et de leur mouvement, de la matière des mots – des signifiants si l'on veut – à la forme aboutie d'un sens ? Et qu'en est-il alors d'un parler enchâssé dans une langue où se manifesterait en son écho rémanent un Dieu qui assigne à l'homme le destin de devoir référer à sa parole d'origine ?
La langue ne serait-elle pas, outre ses dimensions morphologiques, phonologiques ou syntaxiques et ce qu'elle véhicule par formes reconnaissables d'énonciation qui lui seraient propres, un ensemble de sémantiques à l'œuvre en vue de structurer le monde. Comme dans le règne du vivant, elle a à faire avec des « espèces » et sans doute avec le temps d'une évolution qui les porte. A partir toutefois d'une structure, au sens ici d'un originaire qui sera précisé.
Le Judaïsme qu'on entendra ici, d'un certain point de vue, comme une des langues du monde dans des sens que nous allons explorer, pourrait bien illustrer ce que dans la Troisième Méditation, à propos des rapports de Dieu et de la substance pensante que nous sommes, Descartes définit comme « création continuée ».
Nous allons dans ce qui suit, et dans le contexte général d'un colloque où la Langue se confronte à la Loi, tenter le chemin de définir une Parole où potentiellement se recompose une unité perdue qui pourrait être celle d'un inconscient symbolique et ordonnateur. On entendra ceci dans le sens d'un discours qui prendrait en effet au sérieux un petit nombre de principes dont le respect conscient ou non, délibéré ou implicite, compose une infralangue générant possiblement un ensemble ouvert d'énoncés spécifiques sur le couple monde / homme. Ces énoncés, dont la trame inconsciente n'est pas forcément aperçue, dans ou hors la sphère juive d'ailleurs, constitueraient à la limite un paradigme symbolique aux enjeux métaphysiques, existentiels et moraux déterminants.
1. Les espèces de la langue
Dans son Cours de linguistique générale, Roman Jakobson distingue six aspects dans la communication linguistique :
Le dénotatif renvoie aux capacités de la langue à désigner, référer les mots aux choses et aux phénomènes, aider l'esprit à connaître. La langue est cognitive.
L'aspect émotif de la langue concerne la charge des sentiments, des états subjectifs dont elle est porteuse. Ce sont le ton, les émotions dont parfois elle est le véhicule, sans geste ou action, qu'il s'agisse du cri de la colère ou de l'aveu d'amour.
L'aspect conatif – du latin conatus, effort – indique l'orientation vers le destinataire d'un ordre, d'une injonction, d'un souhait ou d'une adresse. L'impératif, parfois le vocatif en sont des exemples dans la langue orale courante.
La fonction phatique – du grec phatein, montrer – concerne, elle, les messages de la langue qui servent à établir, prolonger, réguler ou interrompre la communication : Ainsi de “ Parlez. ” ou “ Allo ? ” au téléphone, des “ Hum …” ou autres “ Bien… ”, “ Oui, oui ”, “ J'écoute... ” etc… qui ne font que ponctuer une conversation prioritaire.
La fonction métalinguistique est celle où le langage s'interroge ou parle de lui-même. La linguistique en est la forme achevée où le langage tient sur soi un discours où il se réfléchit comme objet d'analyse et de savoir.
La fonction poétique des langues enfin, réside dans cette capacité qu'elles ont de jouer sur leurs signes en tant que tels, de se faire formes signifiantes de façon autonome et sans visée pratique ou d'utilité, hormis celle du plaisir pur de signifier, de donner sens à une construction de langue qui, de surcroît doit être agréable, musical ou sublime...
Voilà donc pour une première distinction de niveaux et de fonctions incluses dans la langue et qui s'ouvrent déjà sur des visées différentes. Quel rapport entre un poème de Mallarmé et une page du code du travail ou un devoir d'économie, sinon le seul médium d'une même langue ? Les trois types de discours indiquent bien une différence de leur nature, sans parler des finalités.
Bien sûr on retiendra aussi que les formes ici distinguées sont pures et qu'elles peuvent évidemment se chevaucher. Rien n'empêche après tout un discours politique (conatif) de prendre un tour lyrique (poétique), ou un texte scientifique de faire du métalangage pour définir d'abord des concepts. Jakobson pense même qu'on peut, à tout message linguistique, appliquer cette grille à plusieurs dimensions – ce qui conforte la richesse et la complexité des actes linguistiques.
Gardons en vue l'expansion de la langue vers des fonctions différenciées dès qu'elle fonctionne et crée des messages entre au moins deux locuteurs. Laissons aussi de côté pour l'instant les descriptions structurales de la langue comme celle inaugurale de Saussure qui s'attache à la langue comme objet coupé de l'intersubjectivité où en fait elle est toujours prise. Cette approche, non retenue ici, fait des langues une série de corps homogènes, réduits à des propriétés générales, à des formes universelles du type signifiant / signifié, ordre morphologique, syntaxique, idiomes etc... qui évacuent les pouvoirs de la langue, son potentiel infini, son irréductible puissance de signifier, d'agir, de penser ou d'ordonner le monde de telle ou telle façon.
Commentaires :
On voudra bien noter que la linguistique générale ou comparée s'est peu ou rarement attachée, en tant que tel, à la spécificité des langues, je veux dire à ce qui justement les distingue en tant que porteuses d'univers potentiels de sens. Jusqu'à présent – et même chez les anthropologues dont le plus connu est sans doute E. Sapir de l'Ecole américaine d'anthropologie culturelle – il y a eu peu de travaux comparatifs ou descriptifs du possible sémantique des langues, des rapports entre, justement, leur configuration intrinsèque et leur faculté à porter ou ouvrir à des sens spécifiques, sinon parfois uniques. L'approche sémantico-herméneutique des langues est sans doute porteuse d'une philosophie implicite du monde et le comparatisme, une source profonde d'enrichissement.
Cela a-t-il un sens de parler d'esprit des langues, de leur génie propre ? Si même ce dernier terme est parfois utilisé dans des connotations bien précises – pour l'Allemand (profond et propre à la philosophie), le Français (clair, précis, diplomatique), l'Anglais (concis, rapide, marchand) ou le Latin (juridique), le Grec (logique) etc... on ne voit pas qu'on ait pu en tirer un enseignement précis. Des conclusions propres à orienter une réflexion vers la prégnance spécifique de telle ou telle forme ou l'étude des principes sémantiquement structurant – de relativisme ou d'absoluité au contraire – en d'autres termes de cadres ontologiques ou axiologiques des discours produisibles dans telle ou telle langue – restent en suspens. En réalité langue et corpus fondateurs de ce que j'appelle « culturalité » se rencontrent ici et arbitrent d'enjeux de sens, de vision ou de vocation (Weber). Ainsi l'Hébreu donné souvent quant à lui comme langue où s'est exprimé Dieu, paraît moins concerné en ses structures qu'en ses messages. Et si même le commentaire (Talmud, Cabale, Zohar…) semble s'étayer de la lettre du texte, une herméneutique plus profonde discernerait que c'est un sens originaire, un premier principe fondateur qui oriente l'interprétation, plutôt que l'inverse. On peut bien sûr discuter de l'étayage linguistique codant, mais on ne confondra pas signifiant et signifié, même si ceux-ci peuvent en l'occurrence être ensemble considérés.
Il va de soi que l'Hébreu, en ses « corpus d'assignation » ne peut pas ne pas poser de tels problèmes, où sont véhiculés une onto-théologie, un anthropocentrage mais aussi un humanisme relativisé au sein d'une cosmo-éthique temporalisée et surplombée justement par une infra et une supra langue inconsciemment assignante.
Nous observons plus loin que – en dehors des usages cabalistes dont le référent est moins la langue en réalité, que la signification des textes d'un corpus délimité et pré-figurant – l'hébreu, langue sacrée s'il en est, n'est pas (ou peu) abordé structurellement, c'est-à-dire en ses moyens de signifier, ses capacités intrinsèques à lire ou à représenter, si ce n'est dans l'approche alphanumérique (guématrie) ou dans la déclinaison, il est vrai si heuristique, de ses racines trilitères. En réalité toujours au service d'un principe premier et d'une signifiance anthropo-théologisée – et donc plutôt ici du dicible, du disable, du à-dire que en effet d'un dit, même si un premier corpus joue comme matrice de tout sens. Mais alors peu importe la langue où on le dit !
Ce n'est plus alors la langue qui est sacrée, mais le sacré qui se fait langue, qui est dit dans telle ou telle langue. Mais il faut alors que la gageure soit tenue. C'est ce qu'on voudrait faire apparaître ou sentir dans la deuxième partie de cet exposé qui sera consacrée au judaïsme comme meta (ou d'ailleurs) infra/supra langue générative. Au sens chomskyen d'une « performance » sémantique générée, générante à partir d'une « compétence » inscrite, ‘'assignée'' …
Mais revenons aux espèces de la langue.
Qui a le mieux compris l'enjeu où la langue se confronte et à quoi aussi elle nous accule ? Lacan, bien sûr, et nous allons voir maintenant en quel sens. Il y avait eu aussi Joyce à qui Lacan comme par hasard consacra son dernier séminaire tant inabouti... Mais c'est une autre histoire car Finnegan's Wake avait déjà tout dit ou prévu ... Lacan inclus !
Tout psychanalyste digne de ce nom devrait avoir lu “ Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ” texte prononcé à Rome en 1953 et reproduits dans Ecrits. Qu'en est-il ici de la langue, langage et parole, dont on aimerait que la distinction soit claire pour tout ce qui va suivre. La langue, en tout cas pour le Lacan de cette période, n'est pas considérée dans ses composantes structurales traditionnelles : phonologique, morphologique, syntaxique et sémantique – dans le sens relativiste où l'anthropologie culturelle tient ce dernier aspect, même si ces dimensions sont maintenues et préservées pour des fonctions que je qualifierais d'étayantes. La langue chez lui est fonction, c'est-à-dire langue parlée, échangée, donnée ou retenue. Le langage qui la porte est cette vie – cette dynamique du symbole qui ouvre à l'humain. Il n'est pas seulement le signe qui, chez l'animal, n'est que signal ou à la rigueur action, mais le signifiant porteur du sens et de la signification reconnue, infini en ses possibles, à la puissance mystérieuse, s'abîmant dans l'intersubjectivité ou fertilisant dans les différents registres, obscurs ou clairs, de la psyché.
Le langage donc symbolise, il est la pointe de l'esprit dans la parole qui veut signifier et dire, mais il est aussi soubassement, tréfonds de l'individu, sa trame, en quelque sorte constitutive. On connaît la célèbre formule “ l'inconscient est structuré comme un langage ”. Elle signifie que c'est seulement à travers le langage que l'Ics peut se livrer, à travers le défilé de ses signifiants, l'assomption (ou non) du réel de la langue comme loi et comme culture, mais surtout le contexte de la cure où, en effet il n'est pas autre chose, pas d'autre médium pour le psychanalyste que la parole du patient où il n'est question que du langage échangé, perdu, cherchant sa voie dans l'obscurité du symptôme ou la souffrance aveugle. Comme le devint Oedipe !
La parole est l'individuation du langage, sa signature. Elle s'échange, elle dit à l'adresse de, elle s'adresse, revient ou non, se trouve, se perd, se cherche et parfois, de temps à autre, aboutit. La parole peut être le monde en l'absence du monde, l'amour sans l'amant, la haine sans l'ennemi. La parole fait exister seule des univers affectés, signifiants, rêvés, inouïs ou simplement étranges. C'est l'imaginaire.
La parole peut aussi dire le monde comme il est, tel qu'il est, partagé ou reconnu, le monde comme objet sans conteste, en sa vérité nue, dans son travail. C'est la parole qui se doit d'être confirmée. C'est le réel.
La parole enfin, peut viser le monde comme redoublé d'un sens arbitraire, construit sur des valeurs, des conventions, des croyances relatives, des justifications, ou des énoncés d'un type finalement singulier où l'homme engage le possible de la représentation. C'est le symbolique.
Qui ne voit la différence entre ces visées, ces natures si différentes de la parole dont seule l'analyse distincte pourrait permettre d'entendre vraiment, de s'écouter un peu. La psychanalyse lacanienne, sans rien renier de Freud, a eu le mérite de retrouver – pour d'ailleurs le perdre très vite – et de montrer que le corps est le lieu de passage à travers le langage de quelque chose qui l'excède et dont il doit sans cesse s'assurer la maîtrise, sous peine de la folie ou du dogme qui signe une autre forme d'aliénation. C'est la parole – ou de l'autre terme plus extérieur sinon collectif de discours – qui est la médiation et aussi le lien par où transitent les trois espèces sans cesse récurrentes et parfois emmêlées des fonctions de la langue. Lacan a formalisé l'essence universelle dont relève, non le sujet parlant, mais sa parole assujettie à des lois d'abord méconnues et dont le relevé balise le champ de son être et de son devenir, dès lors tous deux infiniment symbolisés.
Je voudrais, avant de clore cette première partie de mon exposé consacré aux espèces de la langue prise comme « fonction » – et non encore une fois comme phénomène de « structure » –, me pencher sur une dernière figure, non de linguiste mais de penseur des possibles et des limites de la langue comme moyen du sens.
Ludwig Wittgenstein, auteur du célèbre Tractatus logico philosophicus, va nous ouvrir le champ de la sphère, non plus fonctionnelle, ni symbolique du langage, mais de ses enjeux logiques, c'est-à-dire de ses conditions d'accès à la vérité.
Cet auteur part en fait des mêmes questions que Kant : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ? Kant, rappelons-le, cherchait les conditions transcendantales de la connaissance. Il aboutit à les établir pour les phénomènes physiques et ceux dont nous avons l'expérience, ainsi des mathématiques. Il montra que pour ce qui est hors de l'expérience, les notions d'infini, de Dieu, du monde et toute la métaphysique, on ne peut rien savoir d'assuré. Il montra aussi que la morale ou l'esthétique sont susceptibles d'expériences spécifiques nous introduisant à une connaissance nouménale où une transcendance pourrait être postulée.
Wittgenstein au 20ème siècle, transpose cette problématique, dans le sens de l'empirisme logique où seul le langage comme lieu et condition de la vérité est pris en considération. Lui, dont le système philosophique compte d'ailleurs deux états, a en fait élaboré une théorie générale de la signification. Son point de départ dans le sillage de Bertrand Russell est de rechercher les conditions d'accès à une pratique non essentialiste du langage et de la vérité. Tout énoncé se résout en fait à des propositions élémentaires entre lesquelles doit être établie la nature du rapport logique d'où découle la signification. Qu'est-ce que la nécessité logique ? D'où parle-t-on ? Que peut-on dire ? A quelle condition dit-on quelque chose de sensé ?
Tout énoncé peut être ramené à une série de propositions élémentaires, sortes d'unités minimales (objets) reliées par des rapports logiques qui leur donnent sens. Une série ainsi reliée constitue un (tableau) de la réalité qui se réduit alors à sa seule expression dans le langage. Tout ce qui ne pourrait être rapporté ou réduit ainsi à cet espace logique, où seul réside le sens, n'a pas d'existence, ne pourrait en avoir.
Le langage délimite ainsi la seule sphère possible d'émergence de la réalité, identifiée alors à la vérité comme lien logique entre propositions élémentaires puis complexes. Toute réalité voulant se fonder hors du langage devient alors suspecte et douteuse. De la même manière, si dans le langage, cette réalité supposée ne peut s'analyser en relation logique. L'ontologie est plus dès lors un résultat de l'analyse du langage qu'un présupposé qui pourrait être dit.
La pensée de Wittgenstein définit l'espèce logique de la langue, son caractère formel qui règle les relations possibles au monde. La philosophie qui en résulte est celle de la modernité excluant toute transcendance supposée ou essence mystérieuse à priori. Tout langage s'analyse ici et se réduit à sa vérité formelle. Ce qui ne peut se dire correctement n'est pas ou doit se taire. Le silence est après tout riche de questions retenues ou des potentialités de nouvelles énonciations. Il est, dans tous les cas préférable à l'erreur, à l'illusion du vrai et à fortiori au mensonge.
Les sphères symboliques d'autres référents spirituels comme la morale ou l'art ne sont pas pour autant chassées mais réservées. Elles devront se distinguer, s'énoncer comme telles dans le discours de leur incertitude ou renvoyer à des sphères hypothétiques ou des expériences de langages à éprouver. La mystique occupa beaucoup le dernier Wittgenstein.
Commentaires et transition
Ainsi, voilà quelques espèces de la langue non point dans l'esprit de Babel et de la confusion des langages, mais de ce Verbe aussi qui dit et fait être, depuis toujours et universellement. Il y a la langue des savants et celle des poètes, il y a la langue de tous les jours et la langue de chacun, la langue où nous sommes et celle qui nous partage; il y a la langue qui divague et celle qui raisonne, il y a celle qui affirme et celle qui doute; il y a celle qu'on trouve déjà là ; il y a des langues minimes et celles qui avant notre parole même posait déjà le monde.
Le- Judaïsme est une de ces langues. Je n'ai pas dit l'hébreu, si même c'est dans cette langue du groupe dit sémito-chamitique, que celui-ci s'exprime et se donne à nous, sans parler de l'Araméen, langue ultérieure et quasiment sacrée aussi de la glose talmudique.
Puis-je ici tenter d'articuler un concept nouveau de “ langue ” entendue non seulement par rapport au cadre fonctionnaliste précédemment élaboré, mais où viendrait s'ajouter la connotation d'une sémantique que je qualifierai d'indiciée. Ainsi parlée, adressée ou entendue, une telle langue n'est donc pas à confondre avec telle ou telle. En particulier, elle ne recouvre pas forcément l'Hébreu et pourra se dire en d'autres langues – si même une textualité originaire nous renvoie à cette langue fondatrice – ivrit, de ever-passage, passeur. J'inviterai volontiers alors à penser pour les plus proches, à l'araméen d'évidence, au judéo-arabe, au ladino et au yiddish bien sûr, mais aussi au latin de Flavius Joseph (ou pour parie d'un Sinoza), au Grec de la Bible des Septante ou à l'Arabe de celle de Saadia Gaon, Maïmonide et pourquoi pas, en poussant plus loin du côté du livre le plus traduit du monde, soit en 1637 idiomes à la date de 1997.
La langue, dans ce sens prise, pourrait être une langue porteuse d'une sémanticité particulière, d'un groupe d'usages, de matériaux lexicaux et syntaxiques a priori (ou si on veut inconscients). Elle véhiculerait des signifiants propres qui seraient relayés par des règles implicites d'usage de ces mêmes signifiants. Une telle langue me paraît ainsi s'articuler à des lois informelles, non point du type compétence / performance au sens de Noam Chomsky, mais de significations orientées et d'une série de normes inconscientes sinon de tabous de culture - issus de prémisses symboliques acceptées. A travers elle s'inaugure un certain type de matrice d'énoncés assignant une présencetoujours réciproque d'infini, assignés à sa Loi de même perspective, en la vocation d'une anthropologie d'universel sous les aspects performés du singulie…La loi ici à l'œuvre – en quelque sorte générative – serait à prendre dans le sens non pas de l'interdit ou du commandement torahïque – même si des liaisons existent entre les deux, mais du groupe des transformations inconscientes de langage qui régissent un certain type de discours où s'articulent des paroles spécifiques.
La langue prise dans ce sens vient de loin. Non pas forcément de son ancestralité, ni de sa préexistence à moi-même, ni même des potentialités infinies de son expressivité – ce qui est après tout le cas pour la plupart des autres langues. Elle s'articule à de certaines significations portées d'enjeux abyssaux qui ont trait à l'horizoninfinitisé de l'être, au destin des étants, au statut de la parole vis-à-vis de cette langue implicite où déjà celle-ci est dotée de son pouvoir comme de ses risques, eu égard à l'essentiel de sa fonction fondant l'humanité.
Il ne s'agit pas ici de spécificité culturelle reconnaissable, non plus que d'une poétique au sens précédent de Jakobson. Il ne devrait pas s'agir non plus de l'enfermement dans une textualité littérale. La-langue-juive dans ce sens n'est pas de l'ordre d'un folklore. Elle n'est pas non plus ce sociolecte d'un groupe humain s'y donnant un outil de communication propre, sa langue ou ses dialecte (voir du côté des diasporas où l'Hébreu n'est que la langue religieuse ou sacrée, le plus souvent incomprise... ou en Israël où il est d'usage profane). Là n'est pas notre démarche qui n'y trouverait pas ses traits discriminants et fondateurs. La-langue-juive, dans cette acception, peut s'énoncer de tous et parler toutes les langues constituées. On sait que la tradition fixe celles-ci à soixante et dix, pouvant donc la parler, par la bouche d'autant de sages, dans le sens avancé ici.
2. Le-judaïsme et sa langue
Je choisirai d'éclairer maintenant mon propos par ce que j'appellerai les six entrées de la-parole-juive. J'ai préféré ce terme à celui de demeures – hekhalot – qui signifie aussi “ palais ” et dont la connotation est mystique, mais surtout moins dynamique, car “ entrée ” suppose mouvement, sinon franchissement d'un seuil. Je souhaiterais par ailleurs que, pour ce qui suit, ne soient pas forcément considérées la lettre des textes ou leur lecture dans le cadre de leur sacralité et du présupposé théologique. Il ne s'agira pas plus de commentaire mais d'un phénomène peut-être insuffisamment pensé, soit l'effet symbolique et donc en partie inconscient, produit par la portée redondante de ces textes ou ce que j'appelle leur effet d'assignation. Ce dernier sera religieux certes, – proportionné au regard des degrés fidéistes de la Parole – mais tout aussi bien cultural, par appropriation et surdétermination d'effets induits, imprégnation d'une certaine densité à la fois spirituelle et intellegeante pour qui s'y confronte.
Le critère d'une auto-suffisance symbolique ou d'une pertinence rationnelle et donc universalisable pourrait être aussi invoqué, dont l'Histoire du concept de « Dieu » a par ailleurs fait une certaine preuve par extension, appropriation ou aménagement.
La pérennité millénaire d'une intersubjectivité des mêmes locuteurs, sa résistance au temps, sa postérité civilisationnelle autant que philosophique, éthique et existentielle sinon "historiale", seraient d'autres arguments.
Il va de soi que ce que l'on peut aussi appeler des « opérateurs symboliques », surdéterminant de la multiplicité des performances de discours qui s'y inscrivent ou s'en réclament, fonctionnent de manière inégalement répartie, à des degrés divers de plus ou moins grande congruence et de cohérence interne. En participer peut évidemment s'établir à des distances graduées, plus ou moins proches d'un cœur dense et irradiant d'impeccable signifiance. On doit évidemment ajouter qu'un tel idiome ne se confond pas forcément avec une appartenance nationale, culturalo-ethnique et expressément linguistique, même si le récit mytho-historique archéo-testamentaire a le mérite de déployer pour sa concrétude le corps hébraïque collectif, dans l'exposé et son illustration.
L'origine ou la signature du commencement
“ Au commencement Dieu créa le ciel et la terre :''Berechit bara eloïm et hachamaïm vehet haaretz ”, nous dit le verset premier du Livre. J'interprète cette première parole comme un opérateur de pensée, un des paradigmes juifs essentiel, qui statuera sur l'origine de l'être. Il ne s'agit pas là forcément de croyance, mais d'entrée dans un texte du possible qui, implicitement, expulse l'homme de l'être pour en faire un étant ultérieur qui lui-même n'est pas source. Les conséquences sur ce qu'il peut dès lors énoncer sur lui-même ou sur le monde sont considérables. La signification de toute parole sur l'être s'assujettit ainsi à sa dépossession originelle par un précédent qui, de ce fait, relativise toute ontologie en la plaçant dans la dépendance d'un premier verbe / être créateur (ou réversiblement) être / verbe créateur.
L'être, dans la langue des hommes, serait déjà englobé avec tout étant dans sa dépendance. La création de l'homme lui-même à la sixième période (yom achichi), et pour conclure l'œuvre divine, parachève un lieu cosmique anthropologiquement ordonné, complet et viable en sa nature. Ce sont la conscience, la liberté puis la culture qui y créeront le désordre puis un nouvel ordre issu de la Loi comme nouveau don de parole (devarim). A l'homme de la temporalité cette fois.
Voilà ainsi fondé un discours où ce qui est est par grâce ou arbitraire légitimé, à l'inverse de tout le Logos grec qui parle lui de l'être comme question à recueillir, obscurité, indétermination ou alors fatale nécessité. Ici la lumière est donnée, non seulement comme être-là voulu, assuré, réel, mais aussi guide d'un chemin (derekh) .
On voit bien par là que, sur la dimension sémantique des énoncés de cette langue, tout dire de portée ontologique ne peut faire l'économie de l'hypothèse sinon du dogme de sa relativité, de sa dépendance par rapport à un dire (un être lié) d'origine où il serait déjà inclus, englobé, mais peut-être pas encore formulé (traduit en descriptions scientifiques, par exemple).
La philosophie de Spinoza s'initiant de l'infinité englobante, exemplaire à cet égard, ne ferait pas exception à une telle proposition du problème.
L'infini ou l'ouverture perpétuelle
C'est ce qui me paraît venir après dans l'ordre des caractères, non de formulations juives canoniques, mais de référents implicites à la-langue qu'on essaie de décrire.
Comment donc est ce monde ? Qu'en est-il dit ? Que puis-je en penser et y faire ?
Le concept de Création en donne le modèle et ce qui d'elle en participe comme émanation d'une source la dépassant. Si l'attribut de l'ein-sof, le non-limité, le sans-fin où s'engouffrera, après le Zohar, la mystique allemande avec Eckhard et Boehme, est bien un des traits essentiels de Dieu, alors une série multiple de conséquences s'ensuit.
D'abord celle d'englobement du tout de l'être ( attributs et modes, dit Spinoza) dans un être plus grand qui relativise singulièrement tout étant, réalisation humaine, aspiration, projet ou objet nécessairement alors fini et relatif, mais y participant. D'où le mépris des idoles (Elilim) – qui plus qu'un commandement thétique et fondateur – est un principe de cohérence interdisant de prendre la partie pour le tout et d'ériger un principe partiel en vérité totalisée, de s'attacher au segment sans voir la droite à laquelle il appartient, ou tout simplement suivre l'éphémère qui ne peut donner que le leurre de l'éternité ou l'illusion de la cause vraiment première. Voir Ex 20,3-6. Le postulat d'un non-limité que nous ne sommes en regard du limité de toute expérience ou étant, jouera comme un garde-fou à tous égards universel. La divinisation est réservée à l'un seul et régulera toute pensée de l'être et tout discours.
D'où par après le souhait, l'idéal, la seule sagesse humaine de comprendre cet infini (Spinoza), de s'y assurer (Husserl, Bergson ou Kant dans la loi morale, mais aussi Descartes, Leibniz et Pascal ou Kierkegaard...), de s'y leurrer avec Hegel qui, dans L'esprit du christianisme et son destin, ne comprend pas l'essence juive de l'infini, en faisant une limite jamais atteinte où se perdrait le dépassement possible de la finitude en sa figure christique...
L'aliénation de la modernité, à travers en particulier l'idole de la Technique, ce serait plutôt elle ce “ mauvais infini ” courant après l'ersatz de lui-même qui ne peut être matière, ni d'ailleurs concept réalisé de l'absolu – ce qu' Hegel pensa et tant de funestes épigones... Imaginons ou donnons-nous plutôt l'infini au cœur de l'éthique – cette dimension qui en est un accès – ou de sa représentation transcendantale et indicielle(… ) – et voyons par exemple avec Levinas comment s'articulent Totalité et Infini dans la dialectique humaine du proche et du lointain et de l'homme à lui-même aussi ...
La totalité comme critère de jugement
La totalité, au regard de laquelle se relativise l'existant, le monde naturel ou artificiel de la technique, celui des étants singuliers est le troisième des paradigmes de la-langue- juive, ici bien sûr considérée idéalement.
A ce niveau elle découle de l'infini comme origine, de l'origine infinie comme source d'être, du Tout de l'être. Mais la totalité du monde des étants ou l'¨Être même ne sont pas équivalents de l'acte de totalisation, possible en pensée mais non en acte – privilège par principe de Dieu seul. On retrouve ici Descartes pour qui la création achevée ne se confond pas avec ce qui la maintient continûment.
Nous n'avons pas d'exemple d'un discours en parole-juive érigeant une quelconque partie de l'être comme le tout du monde. L'homme – créature finie – souffle et âme spirituelle (nephesch, rouah, nechamah), poussière aussi et vanité comme dit Kohélet (L'écclésiaste) ne se mesurera jamais au tout du monde et a fortiori de l'univers. C'est toute la sagesse du livre de Job : “ Où étais-tu quand je posais les fondements de la terre ? Dis-le si tu as de l'intelligence ”. Job. 38.4.
Voilà le « mondain » remis à sa place et surgissant de cette profession de foi qui joint le plus particulier à l'extrême universel : ‘' Chema israel adonaï eloenou, adonaï ehad ‘'. “ Ecoute Israël, l'Eternel est notre Dieu, l'Eternel est un ”. Que pourraient bien être ces fragments de monde et inclus le tien multiple et même puissant, rapportés à l'essence de l'unité ultime ou se voulant donc faussement, illusoirement totalisés ? Tu ne peux être que le multiple conditionné de l'un, produit de lui. Qui ne voit que l'un est plus parfait que le multiple car le second est formé du premier et non réciproquement.
Voilà donc posée l'aune du monde et des actes que nous commettons en lui, cette totalité pressentie, les jaugeant par implicite, c'est-à-dire les jugeant. Voilà un critère, peut-être universel, des actions humaines et de toute valeur ou système, à y bien penser, qui voudrait s'y mesurer. L'immanence profonde de l'enjeu rejoint ici les assertions du postulat de la transcendance, ce qui ne disqualifie nullement l'analyse. On aimerait tant que les discours qui se réclament de cette perspective, en particulier l'Islam, manifestent plus de cohérence à cet égard, hors d'artificielles surenchères.
Le judaïsme comme discours de "l'êtrité" parlante
On sait que la question de l'être (to on) est au cœur de la philosophie, de l'hellénique d'abord puis des autres. Pourquoi l'être plutôt que rien ? Qu'est-ce que l'être ? Etre quoi ? Comment ? Pourquoi ?
L'ontos est une question, un mystère en son être-là et les modalités de son énonciation jalonnent le discours pré ou post-socratique. Si le logos rend compte de l'être, il n'est pas celui-ci, le double et se situera toujours en deçà de sa réalité. Ainsi il y a de l'être – lieu, matière, nature – et le discours tente d'en parler, de dire cet être déjà là : kora chez Platon, phusis chez Aristote, natura chez Lucrèce. La philosophie – métaphysique d'abord – puis plus tard la science, tenteront d'en produire des représentations conceptuelles puis, dans la suite de l'histoire occidentale, la forme objectivée des phénomènes en une description idéale et mathématique, à expérimenter.
Rien de semblable dans l'ontologie juive, ou si l'on veut son « onto-théologie ». L'être est la création d'un principe donnant voix (Eloïm, Adonaï, Achem…), dans tous les cas ayant à voir avec une source énonciatrice, entre injonction et dialogue. Ce principe parlant réserve le mystère de son nom dans les quatre lettres du Temps (passé, présent et futur se conjuguant) : ????... En son essence, il est celui qui est, mais à la première personne : ( Vayomer Eloïm el Moshé ehyeh' ascher ehyeh ). Ex.3,14 : “ Eloïm dit à Moïse : ... ‘‘Je suis qui je suis..” ”.
Voilà paradoxalement révélé (dévoilé ?), intimement et dans l'invisible, la source de tout esse (tout être opposé au rien et pas seulement l'être-là du dasein heideggerrien...), prêtant son écho à prescrire la place, le destin affranchi à la condition des limites de l'homme. Le monde existant s'organise de lui et dès-lors l'existence humaine presque simultanément, comme si homme et monde devaient être conjoints dans un même exister, une véritable alliance où n'a place le hasard. Au contraire dans l'ontologie grecque, homme et monde sont séparés par un abîme dont seul le logos mystérieux et hasardeux peut tenter de réduire la distance, entre une esthétique ravie et une mythologie familière!
La conception juive ne se donne pas seulement dans un discours, mais une signifiance qui dit le monde « créé », son "étance", la place de l'homme en lui et d'emblée le devenir du monde dans le miroir de son créateur ou au regard de ses noms/lois (chemot) paroles/choses (devarim). La différence est énorme d'avec un autre point de vue dominé par la contingence, une nécessité sans liberté et nulle assignation potentiellement salvatrice (anankè, nemésis des Grecs) ou une quelconque promesse (Tao indéterminé en Chine).
Dans le judaïsme l'être est rien moins que silence et mystère d'avant le Logos, il est d'emblée geste et parole de Dieu dans cette parole, à sa mesure, à sa merci. Dès lors parler de l'être, c'est parler la-langue d'un divin pas seulement exigeant mais instauré d'un verbe qui est révélé en une cohérence célée. L'ontologie va se réfléchir non en cosmos mais en chronos, devenue histoire et destin, déjà discours avant même que l'homme ait lui-même parlé...
Il est remarquable que les deux ou trois grandes philosophies ‘' juives'' non religieuses de l'Occident, celles de Spinoza, Husserl et Bergson aux postérités multiples, ne dérogent pas à cette pétition de principe d'un substrat de l'être appelé ici « substance infinie », là « pensée-essence », ou « mémoire-durée » spirituelle. Nous y verrons le signe de cette “ langue-juive ” comme discours orienté par des principes implicites où on retrouve les normes précédentes d'origine, d'infini et de totalité... qui parlent à travers de… l'originaire.
L'ubiquité quantique du temps et de l'espace
Je rassemble ici ces quatre concepts pour leur densité propre et à fortiori en leur rapprochement.
La temporalité juive (lazman aze ; zemanim) est reliée à un passé inaugurant un commencement et devant constituer une histoire singulière. On ne parle pas ici d'élection mais a minima de destin. Le même temps reste ouvert à un futur où cohabitent sans cesse l'incertitude et l'espérance, avec une mémoire à ce même temps, liée. Le présent juif s'écartèle entre ces deux dimensions en principe contraires mais ici tenues ensemble. Quand on parle de mémoire, il s'agit de promesse faite pour l'avenir. C'est tout le discours prophétique. Quand on évoque l'avenir, il ne peut s'agir que de la promesse tenue par et de l'Origine ou à tenir par l'homme originé d'une essence (ou d'une assignation).
La fidélité d'une part et la tradition de l'autre, empruntant certes les formes d'un rituel particulier, n'épuisent en rien la signifiance ouverte d'une nature symbolique où il y va d'un sens premier à accomplir de l'essence humaine, toute enceinte d'une vocation éthique où doit gouverner la Loi matriciante, externée et inclusive, génésique, huma(g)nifiante.
La langue-juive tisse le temps de l'histoire et du mythe, sans pouvoir jamais démêler la réalité du symbole la doublant. Elle oscille entre l'attention extrême au monde et son rêve d'ultime signifiance quoi qu'il en soit.
L'espace-temps juif (amakom - le lieu parfois assimilé à Dieu, ou sa présence spirituelle ressentie - Chekhina) nous offre aussi la dualité qui aujourd'hui partage physiquement le peuple qui s'en réclame entre Israël et les diasporas. Il se redouble de la partition entre l'espace des textes (leur lieu d'étude qu'incarnerait la yechivah) et celui des mondes présents (olamim akhchav) qui semblent amoindrir ou réfuter leur portée méta-physique et pourrait-on dire éidétique ou prophétique quand certains voudraient qu'entre eux soit aboli le temps…
On aimerait avancer cette thèse que le déchirement perpétuel entre ces quatre pôles d'espace dual et de temps dédoublé produit un continuum aléatoire où une formidable liberté garde en réserve ce que Ernst Bloch avait théorisé dans son Prinzip Hofnung. [ Le modèle des énergies "spirituelles" à l'œuvre et celui d'un champ « noyauté » et de particules liées, à l'exemple de la structure physique des laisons ultimes, prendrait trop de temps pour être développé ici.]
La langue-juive dont nous parlons ainsi puise à l'universel autant qu'au particulier. Qu'importe pour l'autre la provenance de l'entendement ou de l'espoir comme les quanta de l'énergie, si ceux-ci viennent enrichir la liberté du monde sans lui porter atteinte ! La langue-juive ensemence et fertilise, dans l'altérité ou ses migrations !
L'ipséité et la valeur de l'autre
Je formulerai cette entrée sous la forme d'un questionnement, sans y répondre et en laissant ouverte la réponse.
Au delà de nos idiomes spécifiques, quelle langue nous parlons-nous à nous-mêmes ? Quelle langue nous parlons-nous entre nous ? Quelle langue parlons-nous à l'autre ?
On a pris jusqu'à présent ce vocable d'infralangue-juive dans l'idéal d'un paradigme. Un certain discours du monde relativise le temps et l'inaugure,le soumet, (l'apprivoise ?). Une langue déploie par-dessous une représentation de l'infini où tout étant s'affiche en contrepoint de sa finitude à penser. Un langage s'exige d'une vocation où les hommes sont réfléchis d'un miroir sans conteste et qui ne peut que s'avérer.
Ces trois modalités aimantent une condition où nous serions au seuil de l'essence du dialogue avec soi d'abord, l'autre, la limite de « nous ». On sait que celui-ci est une des portes de l'amour et de la justice s'il existe ou la muraille du silence et de la haine s'il est impossible. Il y a une version théologique de ce dernier constat, les monothéismes résultants se disputent encore sur le statut de l'origine.
La langue-juive qui est ici revendiquée, sans rejeter le patrimoine des pères (avot), se réclame autant de ceux qui, apparemment hors du cercle textuel mais pas de son esprit, l'ont en fait élargi à des langages – qui peuvent être aussi des questions – où rien de l'essentiel n'a été sacrifié. La liste des exemples ou des oeuvres serait immodeste et là n'est pas notre propos.
Il resterait encore à situer le statut de l'autre (aher) qui serait le second pôle majeur de l'héritage. Je veux pour ma part y voir un des indices clefs, non cette fois des énoncés mais des adresses. Dans le sens d'une destination de la parole où une langue possible se fait écho, pas seulement d'un récit (agadah) qui pourrait être taxé d'idiosyncrasique, mais d'un sens – sinon d'une responsabilité de la destinée des hommes – de tous les hommes – qui à jamais l'excédera. Peut-on ici inviter chacun, en son lieu et sa période, à l'examen et de soi et de son entour humain ? Le "tu aimeras ton prochain comme toi-même" Lev, 19, 18, signerait cet usage d'une langue impérative. Pour son meilleur et sans limitation.
Pour notre part nous nous sommes essayés à décrire une identité possible de la pensée à travers le dévoilement d'une espèce particulière de langue dont les paroles, depuis longtemps, acceptent de s'assujettir à cette loi : un destin de finitude au cœur d'une infinité reconnue et conséquente, un langage d'allégeance à l'être dont nulle parole n'épuisera jamais la totalité signifiante et ouverte. Le-Judaïsme veut y voir depuis toujours l'essence du couple homme / monde, une présence à soi ou une “ ipséité ” originée à une source qui n'est jamais muette pour qui sait entendre et en retour la parler quels que soient les péripéties du monde.
(*) A partir d'une conférence donnée en 1993, lors du colloque public tenu à Paris sur le thème : “ La loi et la langue en milieu juif ”. Un bref résumé en a paru la première fois dans le Cahier du CERIJ N°2 - nouvelle série - (2 ème semestre 1993. Le présent texte en est la ré-élaboration revue et largement amplifiée.
Il nous a paru important – dans un contexte d'affrontement mondial du religieux et de son pendant spirituel où l'emportent le fanatisme et la médiocrité, mais surtout des lectures aveugles ou manipulées des textes qui occultent l'héritage hébraïque du monde occidental et veulent le confondre avec des péripéties idéologiques ou un destin national si partiellement " politique" et finalement limité – de remettre à sa place une forme pérenne sinon incontournable de la pensée où les enjeux ne sont pas seulement philosophiques mais d' anthropologie.