Philosophie
Le spirituel en psychanalyse. Images et paradigme
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Philosophie
2005
Claude-Raphaël Samama
Georg Éditeur, Genève
in Le Bloc-Notes de la Psychanalyse n° 19, février 2005
Le spirituel en psychanalyse. Images et paradigme
Au-delà de son indice d'objectivité rationnelle et de formalisme, une théorie peut produire ou laisser à sa suite des représentations stéréotypées, validées ou incertaines, dogmatiques ou hétérodoxes, amplifiées par l'usage et de notoriété plus ou moins étendue. Au crible de ce processus de formation des opinions et des images - qui parfois accrédite l'importance d'un enjeu et la puissance des effets d'une théorie - que ressort-il de la construction freudienne et de la postérité civilisationnelle qui l'accompagne ? Des images, plus ou moins fidèles, exactes ou stéréotypées, accompagnent la destinée des œuvres. L'esprit du temps, sinon l'état synchronique du savoir, ultérieurement, y impriment leur surdétermination. Bien sûr, la validité et l'heuristicité des concepts sont un autre critère déterminant, en particulier quand il s'agit des sciences dites, humaines. La psychanalyse et son fondateur, Sigmund Freud, qui y attache avec force et obstination son nom, n'échappent pas au phénomène d'une telle imagerie, au sens où ils inscrivent dans la culture et son histoire, outre une pratique, de multiples représentations. Ces dernières rejoignent-elles l'essence de leur objet ? Le sens commun retient-il une part effective du système en jeu ou s'en écarte-t-il pour la raison que celui-ci, justement, interpelle jusqu'à ses assurances les plus profondes ? Freud est le découvreur d'un objet spécifique et d'une méthode nouvelle de savoir concernant l'esprit humain, il est ce tenant des Lumières qui apporte sa pierre à l'édifice d'une conception plus objective de l'homme et ses énigmes. La tradition a-t-elle pour autant assumé une révélation majeure visant à dissiper nombre d'illusions et d'ombres jusqu'à lors ignorées, en une sorte de prophétie de civilisation ? La psychanalyse tient-elle du seul positivisme et de la neutralité du réel ou d'un nouveau paradigme - au sens induit de Kuhn - où, repensées, nature et destinée humaines se voient dépossédées de leurs illusions ? Sa vocation tiendrait alors toute entière dans la question de la lucidité - au plein sens de ce terme -, comme préalable de tout accès à une spiritualité maintenue mais démystifiée où cohabiteraient les figures du désenchantement mais aussi de la connaissance, et pourquoi pas alors des bénéfices d'un certain contentement.
La psychanalyse et ses images
Le corpus freudien, comme objet - l'inconscient et ses symptômes -, méthode - la cure et ses possibles -, théorie anthropologique - les effets individuels ou collectifs d'un clivage mis à jour de l'homme et de ses réalisations, a tôt ou tard à voir avec des représentations et la place qui leur est faite. L'histoire de sa genèse autant que sa diffusion, celle de son statut comme de son usage, renvoient à un accueil qui, soit l'entérine fermement, soit la met à distance ou encore, rejette plus catégoriquement sa portée.
Cette " relativation " liée à sa réception n'est paradoxale qu'en apparence. Toute science de l'homme y est confrontée qui veut établir l'axiome d'une détermination centrale, la logique de tel déterminisme ou le cœur privilégié d'une découverte. L'objet concerné excède ici toute tentative d'en épuiser le concept et crée la difficulté de le résoudre à un seul des processus à privilégier. L'Inconscient est dans cette position d'ambivalence, d'ambiguïté, de statut actif et passif en même temps. Il est d'occultation extrême et de visibilité patente ou de fonction chiffrée. Une telle situation, du noyau caché d'une théorie ne peut que soulever les réticences de ses débuts ou des débats autour d'un enjeu de fondement. L'extension de ses frontières, ses effets profonds - dans la genèse psychique, le symptôme, la vie quotidienne ou le mécanisme du transfert -, les moyens insoupçonnées de sa " capture " ou de sa résolution, donnent à l'inconscient un statut inouï, d'objet/sujet, ouvrant à une sorte d'épistémè des plus singulières. Y ajouterait-on le plan existentiel, le hasard individuel comme destin, et la nécessité collective dans le symbolisme régulateur du social, entre mythe et existence, que sa nature encore plus se déroberait. Faute du vérifiable mesuré, de l'expérimentation - hormis celui de la clinique transférentielle -, bien sûr du quantifiable et du mathématisé - sauf l'ersatz du signifiant avec ses seuls effets d'inscription au corps intime, l'universalité ici ne s'impose pas. De Wittgenstein à Popper en passant par Sartre sur des plans différents, plus récemment, les critiques coopérienne ou deleuzienne, et sans revenir aux objections à l'assertion du tout libidinal d'un Jung par exemple, celle des courts-circuits états-uniens des quick therapies, dénoncées en leur temps par Lacan ou encore même du fait de ses hypothèses spéculatives propres - de la théorie des pulsions à celle de l'anthropologie religieuse -, la théorie freudienne bute contre le principe d'une scientificité conjecturale qui rend son épistémologie problématique.
La doxa - du public, du client ou de l'usager des concepts - rejoint ici le forum théorique des courants, scissions, lectures, orthodoxies plus ou moins fidèles à une parole première et ses formulations, certes largement étayées par la magistrale et éclairante clinique du maître. Chacun aujourd'hui a son idée, sa demande, sa propre représentation ou ses expériences, son histoire avec elle, sa perception ou ses tranches, qu'il se paye ou pas. Des courants multiples se disputent un héritage, mais, bien plus, leurs sectateurs trouvent là souvent, un moyen d'exercer pouvoir, idéologies ou parfois telle idiosyncrasie d'un parcours propre, où le talent clinique seul arbitre. Telle exception peut évidemment apporter la génialité de la lecture des fondements et parfois de la découverte où certains excellèrent. Le nom de Lacan vient évidemment à l'esprit. Mais aussi ceux, pourquoi pas des Ferenczi, Abraham, Groddeck, Reich, Winnicott, Mélanie Klein ou Bion…
La variation institutionnelle, autant que l'orientation, théorique ou clinique, la nature même d'une pratique sans l'assurance de ses effets, ont pu jouer dans le sens d'un déficit ou d'un accroissement d'image dont aujourd'hui la psychanalyse pâtit, comme savoir suspendu. Hypothétique remède, champ disputé entre le médical, l'humain, le culturel et l'anthropologique, un social déchiré par de fausses transparences et de furtives compréhensions, la parole freudienne, sans errer, s'est réfugiée parfois dans les chapelles ou le huis clos des cabinets. L'asile a pu lui fermer ses portes et d'adéquates molécules ingérées, diluer la densité spirituelle de la douleur mentale. Le sexe, comme usage, a pris la place de la sexualité différentielle et fondatrice, la jouissance obligatoire et immédiate, comme idéal, remplacé le chemin de son accès ou de sa différance pour un plus haut de son avènement.
Le tout venant objecte ou relativise sans science, l'usager à ses risques et périls se formera son idée et son choix, quasiment aujourd'hui par rapport à un marché… Les sociétés - le politique - ont bien trop à faire, quant à elles, du seul supposé réel qui parait si aisément triompher du symbolique comme de l'imaginaire, puissances évidemment travesties ou en sommeil… Le " spectacle " domine, toujours au détriment du sens et le " malaise " croît du monde de ne savoir pourquoi. Sans être rangée aux archives, l'immense et massive vérité psychanalytique se voit statufiée ou instrumentée, à moins que devenue simple valeur récupérée des cycles économiques et courts de la jouissance et du sexe profus, appauvri et à l'encan… La psychanalyse pourrait bien être devenu ce reflet lointain, superfétatoire, d'un autre monde dépassé, caduc, sorte de préhistoire d'une humanité maintenant libérée des tabous et autres résistances, consciente d'elle--même, transgressive, responsable et jouissante, enfin !
Freud et son oracle
A son origine, la découverte freudienne, s'élabore entre l'illumination et la fascination des interprétations qui " marchent ", des hypothèses d'abord incroyables qui confirment une invraisemblable réalité. La clef du désir du père chez l'hystérique, le complexe d'Œdipe, le fonctionnement métonymique des rêves qui gardent un sommeil hanté, le jeu masqué des signifiants, la censure tant infranchissable et logée si profond, si loin, si cruellement, réfèrent à une réalité inacceptable… La théorie psychanalytique dévoile l'autre versant des songes, conduit au cœur du corps le plus secret, abaisse l'homme à l'étiage de ses pulsions ou l'élargit au degré du jeu de ses fantasmes. Mais elle le grandit d'autant qu'elle lui accorde un regard de vérité sur lui-même, son destin et sa condition. Elle est allée jusqu'à la réduction des plus hauts symboles et le ravalement des plus nobles croyances - de Dieu à l'Amour, des créations les plus sublimes de l'art à celles de la culture et ses institutions -, révélant en l'homme et sa dite humanité les filigranes de pulsions animales, obscures et quasi irréductibles.
On peut comprendre alors l'éloignement après la stupeur ou encore - ce qui avait été prévu -, les résistances à cet intolérable procès d'une humanité en conflit patent avec elle-même, à ses luttes manifestes ou refoulées avec, ressurgi, le diable, à l'étymologie diviseuse… On ne fera que rappeler, à ce point, le mot de Freud échangé avec Jung en 1909, sur le chemin de l'Amérique : " Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ". De la peste au diable il n'y a pas loin, le second invoqué dans la proximité de la première, en une boucle causale, faisant ressurgir les temps archaïques et tant de projections. Bien sûr, il n'était question que d'une métaphore, mais la fonction de boucs émissaires ou diabolisés n'a rien perdu de son efficace. L'Histoire n'a d'ailleurs pas démenti la puissance de ce qui reste encore actif, comme pouvoir de destruction, dans tel objet mis à jour : la pulsion, comme vie et mort, le possible triomphe de la seconde, d'actualité toujours. Freud fait entendre un inouï, sa conséquence universelle et les menaces pour un futur qui y resterait aveugle. Sa découverte a pu inquiéter et fasciner. Fallait-il encore qu'on la gardât et en tire un essentiel où il en allait du devenir et d'une mutation de l'homme à l'indice de son humilité acceptée, de la clairvoyance devant son être instinctuel à sublimer, en un mot sa vérité. Le système fut conscient de ce qu'il atteignait au réel et dès lors en rejetait les illusions. On ne s'étonnera pas que lui échut une part maudite. En témoigne dans l'histoire de son élaboration, le discours prophétique - que Freud prit assez au sérieux. -, et les Ecritures qui s'ensuivent, envoûtées, polémiques, rebelles ou " assignantes ". Moïse et le monothéisme en témoigne. Pas seulement autour de la seule question du Père - encore que - mais de celle de l'immense parole qu'est toute prophétie première et fondatrice, à côté de celle plus étroite d'autres sectateurs, la rapportant à un plus supportable…
La parenthèse ne sera, à ce point, qu'entr'ouverte sur la judéité de Freud et sa propre culture, ses fantasmes ou obsessions à cet égard - celui du Père divin, avec ou sans la majuscule. On peut lire ici D. Bakan. S'il n'y a pas chez Freud de prophétie mystique et qu'un propos de science s'y assume, il en va bien de quelque chose qui y tient, à cause d'une affaire d'essence à la fois universelle et… personnelle, d'une question de devenir et sinon d'un à être vrai (ou juste ?) de l'homme, issu du fond hébraïco-judaïque. Où une boucle serait bouclée ou non, quant à un certain trajet - ou un trajet certain - souhaitable, à le devenir. L'énoncé freudien se tient d'un tel mouvement et d'une herméneutique qui s'en motive, et quelquefois de son propre inconscient, au moins pour la partie plus tardive et anthropologique de l'œuvre. Si même il -n'a pas eu le dessein principal d'une telle vocation à vaticiner, sa découverte lui en donna les formes, par la puissance d'effets de sens lumineux - voir La science des rêves, et d'hypothèses éclairantes, par exemple avec Totem et tabou (1913). Freud ressentit souvent la portée et l'enjeu de sa découverte, sans trop savoir comment en amplifier l'usage - hormis d'écrire -, et lui donner statut d'universel. Projet ou désir qu'une société internationale de même ampleur entérina, avant les derniers écrits du Moïse à cette dimension, ceux de L'avenir d'une illusion ou de Malaise dans la civilisation. Ajoutera-t-on la mesure antérieure du maître de Vienne, aux plus grands des créateurs, de Vinci à Michel-Ange et sous le couvert du plus grand législateur hébreu encore, à Dieu lui-même !
Le texte qui s'intitule L'avenir d'une illusion date de 1927. Une lecture au second degré, outre sa composition en dix chapitres comme " décaloguiques ? ", compare les avantages pour la civilisation, de la religion et de la science. Un dialogue socratique comme à l'ombre de Maimonide, sur les avantages de l'un et de l'autre système pour le bien être de l'humanité, indique assez l'enjeu. Entre le renoncement aux " illusions " si utiles de la première à freiner les pulsions et élever moralement l'homme, et la pratique de la science tablant sur la seule raison et l'éducation au nom de l'expérience, Freud tranche clairement pour la seconde. Il est, tout au long pourtant, conscient du rôle encore de la première. Il vient, et c'est sa grandeur d'humaniste, arbitrer pour le futur entre deux prophéties en avantageant la sienne. " Non, notre science n'est pas une illusion. Mais ce serait une illusion de penser que ce que la science ne peut pas nous donner, nous pouvons l'obtenir ailleurs ", est la conclusion du même texte.
Le destin des grands oracles est d'être écartelé, ensuite, entre dogmatisme et soupçon, a fortiori quand il y va des images qui le porte. Celui de Freud ne pouvait pas ne pas induire ce qui fait toute résistance, entre le bénéfice et la perte, problème de lui déjà aperçu. Dans ces conditions de nécessaires divergences, d'éclatement pour cause d'enjeu ou bien de banalisation d'une révélation première à l'aune d'une culture se dirigeant sans profondeur ni horizon, d'une science dont les preuves furent apportées, des récupérations ultérieures au service de l'adaptation sociale ou idéologique, de l'instauration du confort étroit des monades psychologiques en retrait de leur possible, qu'est devenu l'augure de la psychanalyse ? L'idéal de la clarté - dans tous les cas, du moins d'obscur -, l'éclairage de processus mystérieux ou étranges de l'âme et du corps, la cohabitation conflictuelle parfois des deux précédents, la clef offerte d'inexplicables comportements et de symptômes à la causalité jusque là restée opaque, la compréhension des arcanes de toute psyché en œuvre pour l'individu ou la symbolique sociale, auraient-ils perdu leur attrait pour l'intelligence et son progrès ? La norme d'une santé égale, démocratique, facile, surtout rapide et sans effort à l'aune des sociétés de spectacle et de consommation - à moins que celle d'un in-humain en réserve - serait-elle devenue la règle qui remplace le travail sur soi par les gammes comportementales du moi et l'exigence du temps créateur par les facilités de l'instant universel - de jouissance immédiate ?
La médiation par le concept vivant, la patience de faire advenir du plus authentique à travers un travail d'élucidation et l'espoir de reconquête des territoires perdus de la conscience, semblent ne plus être une priorité. Le fil d'Ariane ne serait plus de mode qui conduisit si loin le récent ancêtre. Le souci d'explication à la lumière de l'expérience, la découverte du continent caché de l'inconscient, de sa genèse toujours recommencée, sa paradoxale nouveauté, le bouleversement qu'entraînait son exploration et ses métamorphoses à mettre au jour, ont comme reculé d'exigence et d'intérêt. Le regain paradoxal d'un religieux frelaté ou sectaire, comme le triomphe à terme de l'imperium d'une technoscience déconnectée des fins - pour ne pas parler des dérives, dogmatistes ou édulcorées, à partir même de Freud - posent la question, non d'un héritage obligé, mais d'un futur plus pauvre finalement. Pour cause d'une perte régressive ou d'une occultation nouvelle, sous les prestiges du voile envoûtant de Maya.
Des degrés du spirituel
Au regard de ces constats, quelle représentation garder de Freud, quelle figure considérer et selon les évolutions observées, jusqu'où ses enseignements ?
Les réflexions précédentes suffiront à faire paraître comment un contrepoint piètre ne cesse de faire signe au " monde---devenu ". Le réel n'épuise pas sa notion et toute définition de lui excède son concept. Entre les idéologies à base de relatif ou d'intérêt après celles des orthodoxies totalitaires, l'impérialisme de la quantité ou le règne de la technique, sourds à la souffrance et à la finitude symbolisée de l'homme, nulle anthropologie satisfaisante ne se profile aujourd'hui, pas plus une destinée porteuse d'humanisme véritable ou d'un spirituel équivalent aux avancées de La-Science !
La thérapeutique analytique poursuit certes, une fonction que légitime des résultats individuels. Mais la grande théorie semble ne plus pouvoir résister, non plus tellement aux assauts que lui opposèrent les débuts embourgeoisés du XXème siècle contre une nouvelle vision du sujet humain, enrichie autant que délestée de tant d'illusions, mais à une orientation du monde qui fait l'impasse sur notre finitude et ces limites qui ouvrent seules un chemin à l'authenticité d'une condition. La nouvelle nature qui se serait mise en place, ou serait en train de s'établir - entre pilule et viagra, génomique et clonage, dé-parentalisation et maîtrise (ou déconstruction) des sexualités - n'a pas donné les preuves d'une civilisation devant accompagner son émergence. Freud lui-même, peu avant, put observer les prodromes d'une barbarie s'avançant sous les dehors, pas seulement de la guerre, mais de la négation de l'humain ?
Savoir alors, à rien ne sert ? Non. Freud a ouvert le seul chemin d'un spirituel, non pas autonome - au contraire - mais à conquérir sans cesse, à élaborer d'un travail sur soi, par élargissement du conscient, résorption de ce qui s'y dérobe et auquel nul ne saurait échapper sans dommage.
C'est ce que paradoxalement, l'Occident ne veut pas voir sur sa lancée d'un prométhéisme, pas seulement matérialiste, mais dé-symbolisé, comme aveugle aux arcanes où cependant il s'enracine, entre le désir et sa toute puissance, des fantasmes de non-limite et le fétichisme des idoles… D'autres culturalités résistent à un tel mouvement, dans des confrontations qui n'avouent pas leur enjeu réel - du statut de la femme en Islam aux métaphysiques socio-transcendantales des aires culturales boddho-confucéennes, où les questions du Père, du destin et de la mort, des représentations de la nature et du monde ou du statut même de l'inconscient - sont autrement pensés et vécus. Freud lui-même, comme Nietzsche ou Weber, dans la modernité, laissa suspendue la question de cette autre-la, de la diversité possible - fût-elle fruit d'imaginaire socialisé ou d'une symbolique merveilleuse - et des civilisations inventrices de modes propres d'habiter le monde. Le statut " cultural " de l'inconscient serait ici une autre question dont l'enjeu est, comment se fondent les civilisations, qu'est-ce qu'elles privilégient dans les corpus de leurs Ecritures et comment elles investissent la terre, le ciel et… le désir. Si les peuples, dits justement sans écriture, ne sont quasiment plus, il reste aujourd'hui l'Afghanistan, l'Iran, ou…la Polynésie contrapuntique, l'Inde et la Chine, tous deux immenses ou le Japon syncrétique et mimétisant… Et quoi, à ce critère et cet enjeu, de l'occidentalité ?
Paradoxalement la question de l'Esprit n'est plus aujourd'hui posé dans les termes de sa fonction ultime, ni celle de ses arcanes comme de sa tragique et janusienne grandeur. Pour cause de réduction à l'homogène, de souci productif et d'efficace à courte vue, d'abstraction globale, totale ou mondialisée. Des neurosciences à la philosophie analytique, de la chimie cellulaire aux pratiques psychotropes, de la cybernétique à la robotisation généralisée, mais aussi des idéologies supposées libérantes sur la base du seul modèle occidental et fukuyamien, la spiritualité est affaire de religion souvent réduite aux professions de foi lénifiantes ou sectaires, ou aux échos affaiblis des créations de l'art, le plus souvent du passé. Freud qui ne distingua point, comme tout positiviste jusqu'à un certain point, à sa décharge, entre science et technique, avait pourtant élargi la réalité psychique à un fonctionnement illimité, créateur, merveilleux, tragique ou fantasque où était à l'œuvre une énergie en tous points fabuleuse, à tous donnée, créatrice ou délirante, pour le pire et le meilleur. Son modèle serait-il alors implicitement validé, reconnu, accepté, digéré - ou mieux encore métabolisé, entre le marché, les mœurs, la communication générale et de pseudo égalités ? En aurait-on tiré la ligne d'un horizon et des bornes plus ou moins acceptables, pour son usage assainissant ou étendu et récupéré ?
L'enseignement des plus grands ou des meilleurs prophètes est peut-être celui qui donne souvent à résister, à cause d'effort à fournir entre le crucial et l'essentiel, de certaines vérités difficiles à admettre et leurs preuves dès lors contestées. Les authentiques prophéties insistent, obstinées - ou allant jusqu'à hanter - qui croit pouvoir s'en défaire. Les images, séculières ou sacrées, où elles se donnent, toujours secondes comme reflets d'une parole première, ne sont pas le Réel, si elles ont à voir avec lui. Doubler la prophétie d'images, c'est peut-être ne pas l'entendre et se satisfaire des stéréotypes de tous ordres qui la mettent au banc ou à distance…
Celle, multiple ou finalement une, de la théorie freudienne, aurait à voir avec le procès des simulacres de la caverne platonicienne, dont on sait qu'ils ne sont que des ombres perçues pour vraies par des prisonniers entravés, tournant le dos aux objets réels qui ainsi se projettent par le truchement d'une source lumineuse ignorée. Que l'on se rappelle encore, l'hypothèse de leur libération, qu'envisage Platon au livre VII de sa République. Elle oscille entre le vertige des illusions dissipées, l'hésitation troublée vis-à--vis de l'incroyable réalité découverte jusque là occultée, la résistance à se défaire d'une condition aliénée qui ainsi se révèle, la gradation courageuse de l'esprit en direction possible de la source lumineuse… Mais aussi, le retour, après un tel voyage, du héros illuminé vers ses congénères, la dénonciation de leur situation illusoire, l'aveu de leur crédulité, de la fausseté entière de leur condition. Qui peut aller jusqu'à sa mise à mort. " Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueront-ils pas ? Sans aucun doute, répondit-il " V, 517 a.
Il est plusieurs sortes de mort et de crimes en effet. La vérité freudienne aura connu en son temps jusqu'à l'autodafé. Une effigie, moins inquiétante aujourd'hui, a apprivoisé une partie des spectres qui hantèrent la conscience et les mœurs européennes des deux précédents siècles. Leurs fantômes ont pris des formes moins menaçantes apparemment, ils n'en continuent pas moins de produire ces effets ou leurs signes qu'il faut sans doute à nouveau déchiffrer et affronter. Ils se nomment pulsions et sublimations, instincts et éducation, préjugés dogmatiques et critiques ouvertes, ténèbres et conscience, aliénations ou vérités et toujours sans nul doute, la souffrance, individuelle ou collective et se libérer d'elle. Qui dira qu'ils n'ont plus d'actualité ou qu'entre eux ils ne s'opposent plus, sous le choix à faire des uns ou des autres, à moins que leur coexistence résignée ou leur tri toujours possible ? La question du spirituel en psychanalyse a peut-être moins à voir avec le processus de sublimation et de réinvestissement des pulsions sur des objets plus ou moins coûteux, nobles ou sublimes relativement que, d'abord, avec la connaissance des arcanes de soi - ou de l'imaginaire qui structure les symboles moteurs de toute société - qui sont principalement victoire sur des résistances. Et si même les processus du transfert et de l'interprétation - ou, au plan du collectif, des herméneutiques sans concession - doivent accompagner ce chemin, la lucidité - d'étymologie claire - est la lanterne, modeste mais indispensable de toute progression.
Voyons dans Freud, pour prolonger la métaphore, celui qui fut l'explorateur avancé d'une " caverne " plus tangible et souterraine. Il en sort et y revient aussi à ses risques, selon le schème platonicien parfaitement transposable, auquel pourrait d'ailleurs s'ajouter celui qui lui ferait en rapporter, à son tour - d'autres ou de mêmes (?) - " Tables de la loi… ". Et si même le bas et le haut, l'arrière et l'avant, inversent ici leur signe, le dispositif reste semblable, de la sortie des ombres et leur dissipation à la lumière. La chair est le lieu de la scène qui là, vient à l'esprit par la langue, en la confirmation d'un plan moniste et spinozien, qui s'établit aussi au bout d'une co-(n)naissance. Le savoir, lui est bien, cette machine à soumettre (geschehenlassen) leurres, prestiges et mirages, rendre compte (betrachten) d'inscriptions en nous d'imaginaire - familiale ou idiosyncrasique, s'affronter (sich auseinandersetzen) avec le reflet instable des sociétés et tant d'icônes - ou d'idoles - trompeuses, investies. Il s'agira toujours de faire le regard moins myope ou aveugle, entendre le contrepoint du " réel " supposé. Un deus ex machina tendra encore de plus ou moins hautes échelles, par-dessus ou de dessous. Le travail individuel du psychisme conscient liera le corps à ces deux précédents niveaux - les instances ? - en un mouvement continu de descente et de remontée, d'ascension difficile vers plus de raison, de ciel, d'air, c'est selon. Mais à un autre pôle, un enjeu spirituel de civilisation, au sens des degrés tolérables d'illusion en son sein, excèdera toujours la pluralité équivalente des ego où ceux-ci ne le recoupent. Le corpus analytique qu'anime la prophétie freudienne, fait signe à son toujours possible miroir. Freud nous le tend encore, où se reflètent le " destin des pulsions ", soit celui de l'humanité, entre Eros et Thanatos, partagée. On peut aussi s'en détourner. Le briser. À tous périls.
La psychanalyse et ses images
Le corpus freudien, comme objet - l'inconscient et ses symptômes -, méthode - la cure et ses possibles -, théorie anthropologique - les effets individuels ou collectifs d'un clivage mis à jour de l'homme et de ses réalisations, a tôt ou tard à voir avec des représentations et la place qui leur est faite. L'histoire de sa genèse autant que sa diffusion, celle de son statut comme de son usage, renvoient à un accueil qui, soit l'entérine fermement, soit la met à distance ou encore, rejette plus catégoriquement sa portée.
Cette " relativation " liée à sa réception n'est paradoxale qu'en apparence. Toute science de l'homme y est confrontée qui veut établir l'axiome d'une détermination centrale, la logique de tel déterminisme ou le cœur privilégié d'une découverte. L'objet concerné excède ici toute tentative d'en épuiser le concept et crée la difficulté de le résoudre à un seul des processus à privilégier. L'Inconscient est dans cette position d'ambivalence, d'ambiguïté, de statut actif et passif en même temps. Il est d'occultation extrême et de visibilité patente ou de fonction chiffrée. Une telle situation, du noyau caché d'une théorie ne peut que soulever les réticences de ses débuts ou des débats autour d'un enjeu de fondement. L'extension de ses frontières, ses effets profonds - dans la genèse psychique, le symptôme, la vie quotidienne ou le mécanisme du transfert -, les moyens insoupçonnées de sa " capture " ou de sa résolution, donnent à l'inconscient un statut inouï, d'objet/sujet, ouvrant à une sorte d'épistémè des plus singulières. Y ajouterait-on le plan existentiel, le hasard individuel comme destin, et la nécessité collective dans le symbolisme régulateur du social, entre mythe et existence, que sa nature encore plus se déroberait. Faute du vérifiable mesuré, de l'expérimentation - hormis celui de la clinique transférentielle -, bien sûr du quantifiable et du mathématisé - sauf l'ersatz du signifiant avec ses seuls effets d'inscription au corps intime, l'universalité ici ne s'impose pas. De Wittgenstein à Popper en passant par Sartre sur des plans différents, plus récemment, les critiques coopérienne ou deleuzienne, et sans revenir aux objections à l'assertion du tout libidinal d'un Jung par exemple, celle des courts-circuits états-uniens des quick therapies, dénoncées en leur temps par Lacan ou encore même du fait de ses hypothèses spéculatives propres - de la théorie des pulsions à celle de l'anthropologie religieuse -, la théorie freudienne bute contre le principe d'une scientificité conjecturale qui rend son épistémologie problématique.
La doxa - du public, du client ou de l'usager des concepts - rejoint ici le forum théorique des courants, scissions, lectures, orthodoxies plus ou moins fidèles à une parole première et ses formulations, certes largement étayées par la magistrale et éclairante clinique du maître. Chacun aujourd'hui a son idée, sa demande, sa propre représentation ou ses expériences, son histoire avec elle, sa perception ou ses tranches, qu'il se paye ou pas. Des courants multiples se disputent un héritage, mais, bien plus, leurs sectateurs trouvent là souvent, un moyen d'exercer pouvoir, idéologies ou parfois telle idiosyncrasie d'un parcours propre, où le talent clinique seul arbitre. Telle exception peut évidemment apporter la génialité de la lecture des fondements et parfois de la découverte où certains excellèrent. Le nom de Lacan vient évidemment à l'esprit. Mais aussi ceux, pourquoi pas des Ferenczi, Abraham, Groddeck, Reich, Winnicott, Mélanie Klein ou Bion…
La variation institutionnelle, autant que l'orientation, théorique ou clinique, la nature même d'une pratique sans l'assurance de ses effets, ont pu jouer dans le sens d'un déficit ou d'un accroissement d'image dont aujourd'hui la psychanalyse pâtit, comme savoir suspendu. Hypothétique remède, champ disputé entre le médical, l'humain, le culturel et l'anthropologique, un social déchiré par de fausses transparences et de furtives compréhensions, la parole freudienne, sans errer, s'est réfugiée parfois dans les chapelles ou le huis clos des cabinets. L'asile a pu lui fermer ses portes et d'adéquates molécules ingérées, diluer la densité spirituelle de la douleur mentale. Le sexe, comme usage, a pris la place de la sexualité différentielle et fondatrice, la jouissance obligatoire et immédiate, comme idéal, remplacé le chemin de son accès ou de sa différance pour un plus haut de son avènement.
Le tout venant objecte ou relativise sans science, l'usager à ses risques et périls se formera son idée et son choix, quasiment aujourd'hui par rapport à un marché… Les sociétés - le politique - ont bien trop à faire, quant à elles, du seul supposé réel qui parait si aisément triompher du symbolique comme de l'imaginaire, puissances évidemment travesties ou en sommeil… Le " spectacle " domine, toujours au détriment du sens et le " malaise " croît du monde de ne savoir pourquoi. Sans être rangée aux archives, l'immense et massive vérité psychanalytique se voit statufiée ou instrumentée, à moins que devenue simple valeur récupérée des cycles économiques et courts de la jouissance et du sexe profus, appauvri et à l'encan… La psychanalyse pourrait bien être devenu ce reflet lointain, superfétatoire, d'un autre monde dépassé, caduc, sorte de préhistoire d'une humanité maintenant libérée des tabous et autres résistances, consciente d'elle--même, transgressive, responsable et jouissante, enfin !
Freud et son oracle
A son origine, la découverte freudienne, s'élabore entre l'illumination et la fascination des interprétations qui " marchent ", des hypothèses d'abord incroyables qui confirment une invraisemblable réalité. La clef du désir du père chez l'hystérique, le complexe d'Œdipe, le fonctionnement métonymique des rêves qui gardent un sommeil hanté, le jeu masqué des signifiants, la censure tant infranchissable et logée si profond, si loin, si cruellement, réfèrent à une réalité inacceptable… La théorie psychanalytique dévoile l'autre versant des songes, conduit au cœur du corps le plus secret, abaisse l'homme à l'étiage de ses pulsions ou l'élargit au degré du jeu de ses fantasmes. Mais elle le grandit d'autant qu'elle lui accorde un regard de vérité sur lui-même, son destin et sa condition. Elle est allée jusqu'à la réduction des plus hauts symboles et le ravalement des plus nobles croyances - de Dieu à l'Amour, des créations les plus sublimes de l'art à celles de la culture et ses institutions -, révélant en l'homme et sa dite humanité les filigranes de pulsions animales, obscures et quasi irréductibles.
On peut comprendre alors l'éloignement après la stupeur ou encore - ce qui avait été prévu -, les résistances à cet intolérable procès d'une humanité en conflit patent avec elle-même, à ses luttes manifestes ou refoulées avec, ressurgi, le diable, à l'étymologie diviseuse… On ne fera que rappeler, à ce point, le mot de Freud échangé avec Jung en 1909, sur le chemin de l'Amérique : " Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ". De la peste au diable il n'y a pas loin, le second invoqué dans la proximité de la première, en une boucle causale, faisant ressurgir les temps archaïques et tant de projections. Bien sûr, il n'était question que d'une métaphore, mais la fonction de boucs émissaires ou diabolisés n'a rien perdu de son efficace. L'Histoire n'a d'ailleurs pas démenti la puissance de ce qui reste encore actif, comme pouvoir de destruction, dans tel objet mis à jour : la pulsion, comme vie et mort, le possible triomphe de la seconde, d'actualité toujours. Freud fait entendre un inouï, sa conséquence universelle et les menaces pour un futur qui y resterait aveugle. Sa découverte a pu inquiéter et fasciner. Fallait-il encore qu'on la gardât et en tire un essentiel où il en allait du devenir et d'une mutation de l'homme à l'indice de son humilité acceptée, de la clairvoyance devant son être instinctuel à sublimer, en un mot sa vérité. Le système fut conscient de ce qu'il atteignait au réel et dès lors en rejetait les illusions. On ne s'étonnera pas que lui échut une part maudite. En témoigne dans l'histoire de son élaboration, le discours prophétique - que Freud prit assez au sérieux. -, et les Ecritures qui s'ensuivent, envoûtées, polémiques, rebelles ou " assignantes ". Moïse et le monothéisme en témoigne. Pas seulement autour de la seule question du Père - encore que - mais de celle de l'immense parole qu'est toute prophétie première et fondatrice, à côté de celle plus étroite d'autres sectateurs, la rapportant à un plus supportable…
La parenthèse ne sera, à ce point, qu'entr'ouverte sur la judéité de Freud et sa propre culture, ses fantasmes ou obsessions à cet égard - celui du Père divin, avec ou sans la majuscule. On peut lire ici D. Bakan. S'il n'y a pas chez Freud de prophétie mystique et qu'un propos de science s'y assume, il en va bien de quelque chose qui y tient, à cause d'une affaire d'essence à la fois universelle et… personnelle, d'une question de devenir et sinon d'un à être vrai (ou juste ?) de l'homme, issu du fond hébraïco-judaïque. Où une boucle serait bouclée ou non, quant à un certain trajet - ou un trajet certain - souhaitable, à le devenir. L'énoncé freudien se tient d'un tel mouvement et d'une herméneutique qui s'en motive, et quelquefois de son propre inconscient, au moins pour la partie plus tardive et anthropologique de l'œuvre. Si même il -n'a pas eu le dessein principal d'une telle vocation à vaticiner, sa découverte lui en donna les formes, par la puissance d'effets de sens lumineux - voir La science des rêves, et d'hypothèses éclairantes, par exemple avec Totem et tabou (1913). Freud ressentit souvent la portée et l'enjeu de sa découverte, sans trop savoir comment en amplifier l'usage - hormis d'écrire -, et lui donner statut d'universel. Projet ou désir qu'une société internationale de même ampleur entérina, avant les derniers écrits du Moïse à cette dimension, ceux de L'avenir d'une illusion ou de Malaise dans la civilisation. Ajoutera-t-on la mesure antérieure du maître de Vienne, aux plus grands des créateurs, de Vinci à Michel-Ange et sous le couvert du plus grand législateur hébreu encore, à Dieu lui-même !
Le texte qui s'intitule L'avenir d'une illusion date de 1927. Une lecture au second degré, outre sa composition en dix chapitres comme " décaloguiques ? ", compare les avantages pour la civilisation, de la religion et de la science. Un dialogue socratique comme à l'ombre de Maimonide, sur les avantages de l'un et de l'autre système pour le bien être de l'humanité, indique assez l'enjeu. Entre le renoncement aux " illusions " si utiles de la première à freiner les pulsions et élever moralement l'homme, et la pratique de la science tablant sur la seule raison et l'éducation au nom de l'expérience, Freud tranche clairement pour la seconde. Il est, tout au long pourtant, conscient du rôle encore de la première. Il vient, et c'est sa grandeur d'humaniste, arbitrer pour le futur entre deux prophéties en avantageant la sienne. " Non, notre science n'est pas une illusion. Mais ce serait une illusion de penser que ce que la science ne peut pas nous donner, nous pouvons l'obtenir ailleurs ", est la conclusion du même texte.
Le destin des grands oracles est d'être écartelé, ensuite, entre dogmatisme et soupçon, a fortiori quand il y va des images qui le porte. Celui de Freud ne pouvait pas ne pas induire ce qui fait toute résistance, entre le bénéfice et la perte, problème de lui déjà aperçu. Dans ces conditions de nécessaires divergences, d'éclatement pour cause d'enjeu ou bien de banalisation d'une révélation première à l'aune d'une culture se dirigeant sans profondeur ni horizon, d'une science dont les preuves furent apportées, des récupérations ultérieures au service de l'adaptation sociale ou idéologique, de l'instauration du confort étroit des monades psychologiques en retrait de leur possible, qu'est devenu l'augure de la psychanalyse ? L'idéal de la clarté - dans tous les cas, du moins d'obscur -, l'éclairage de processus mystérieux ou étranges de l'âme et du corps, la cohabitation conflictuelle parfois des deux précédents, la clef offerte d'inexplicables comportements et de symptômes à la causalité jusque là restée opaque, la compréhension des arcanes de toute psyché en œuvre pour l'individu ou la symbolique sociale, auraient-ils perdu leur attrait pour l'intelligence et son progrès ? La norme d'une santé égale, démocratique, facile, surtout rapide et sans effort à l'aune des sociétés de spectacle et de consommation - à moins que celle d'un in-humain en réserve - serait-elle devenue la règle qui remplace le travail sur soi par les gammes comportementales du moi et l'exigence du temps créateur par les facilités de l'instant universel - de jouissance immédiate ?
La médiation par le concept vivant, la patience de faire advenir du plus authentique à travers un travail d'élucidation et l'espoir de reconquête des territoires perdus de la conscience, semblent ne plus être une priorité. Le fil d'Ariane ne serait plus de mode qui conduisit si loin le récent ancêtre. Le souci d'explication à la lumière de l'expérience, la découverte du continent caché de l'inconscient, de sa genèse toujours recommencée, sa paradoxale nouveauté, le bouleversement qu'entraînait son exploration et ses métamorphoses à mettre au jour, ont comme reculé d'exigence et d'intérêt. Le regain paradoxal d'un religieux frelaté ou sectaire, comme le triomphe à terme de l'imperium d'une technoscience déconnectée des fins - pour ne pas parler des dérives, dogmatistes ou édulcorées, à partir même de Freud - posent la question, non d'un héritage obligé, mais d'un futur plus pauvre finalement. Pour cause d'une perte régressive ou d'une occultation nouvelle, sous les prestiges du voile envoûtant de Maya.
Des degrés du spirituel
Au regard de ces constats, quelle représentation garder de Freud, quelle figure considérer et selon les évolutions observées, jusqu'où ses enseignements ?
Les réflexions précédentes suffiront à faire paraître comment un contrepoint piètre ne cesse de faire signe au " monde---devenu ". Le réel n'épuise pas sa notion et toute définition de lui excède son concept. Entre les idéologies à base de relatif ou d'intérêt après celles des orthodoxies totalitaires, l'impérialisme de la quantité ou le règne de la technique, sourds à la souffrance et à la finitude symbolisée de l'homme, nulle anthropologie satisfaisante ne se profile aujourd'hui, pas plus une destinée porteuse d'humanisme véritable ou d'un spirituel équivalent aux avancées de La-Science !
La thérapeutique analytique poursuit certes, une fonction que légitime des résultats individuels. Mais la grande théorie semble ne plus pouvoir résister, non plus tellement aux assauts que lui opposèrent les débuts embourgeoisés du XXème siècle contre une nouvelle vision du sujet humain, enrichie autant que délestée de tant d'illusions, mais à une orientation du monde qui fait l'impasse sur notre finitude et ces limites qui ouvrent seules un chemin à l'authenticité d'une condition. La nouvelle nature qui se serait mise en place, ou serait en train de s'établir - entre pilule et viagra, génomique et clonage, dé-parentalisation et maîtrise (ou déconstruction) des sexualités - n'a pas donné les preuves d'une civilisation devant accompagner son émergence. Freud lui-même, peu avant, put observer les prodromes d'une barbarie s'avançant sous les dehors, pas seulement de la guerre, mais de la négation de l'humain ?
Savoir alors, à rien ne sert ? Non. Freud a ouvert le seul chemin d'un spirituel, non pas autonome - au contraire - mais à conquérir sans cesse, à élaborer d'un travail sur soi, par élargissement du conscient, résorption de ce qui s'y dérobe et auquel nul ne saurait échapper sans dommage.
C'est ce que paradoxalement, l'Occident ne veut pas voir sur sa lancée d'un prométhéisme, pas seulement matérialiste, mais dé-symbolisé, comme aveugle aux arcanes où cependant il s'enracine, entre le désir et sa toute puissance, des fantasmes de non-limite et le fétichisme des idoles… D'autres culturalités résistent à un tel mouvement, dans des confrontations qui n'avouent pas leur enjeu réel - du statut de la femme en Islam aux métaphysiques socio-transcendantales des aires culturales boddho-confucéennes, où les questions du Père, du destin et de la mort, des représentations de la nature et du monde ou du statut même de l'inconscient - sont autrement pensés et vécus. Freud lui-même, comme Nietzsche ou Weber, dans la modernité, laissa suspendue la question de cette autre-la, de la diversité possible - fût-elle fruit d'imaginaire socialisé ou d'une symbolique merveilleuse - et des civilisations inventrices de modes propres d'habiter le monde. Le statut " cultural " de l'inconscient serait ici une autre question dont l'enjeu est, comment se fondent les civilisations, qu'est-ce qu'elles privilégient dans les corpus de leurs Ecritures et comment elles investissent la terre, le ciel et… le désir. Si les peuples, dits justement sans écriture, ne sont quasiment plus, il reste aujourd'hui l'Afghanistan, l'Iran, ou…la Polynésie contrapuntique, l'Inde et la Chine, tous deux immenses ou le Japon syncrétique et mimétisant… Et quoi, à ce critère et cet enjeu, de l'occidentalité ?
Paradoxalement la question de l'Esprit n'est plus aujourd'hui posé dans les termes de sa fonction ultime, ni celle de ses arcanes comme de sa tragique et janusienne grandeur. Pour cause de réduction à l'homogène, de souci productif et d'efficace à courte vue, d'abstraction globale, totale ou mondialisée. Des neurosciences à la philosophie analytique, de la chimie cellulaire aux pratiques psychotropes, de la cybernétique à la robotisation généralisée, mais aussi des idéologies supposées libérantes sur la base du seul modèle occidental et fukuyamien, la spiritualité est affaire de religion souvent réduite aux professions de foi lénifiantes ou sectaires, ou aux échos affaiblis des créations de l'art, le plus souvent du passé. Freud qui ne distingua point, comme tout positiviste jusqu'à un certain point, à sa décharge, entre science et technique, avait pourtant élargi la réalité psychique à un fonctionnement illimité, créateur, merveilleux, tragique ou fantasque où était à l'œuvre une énergie en tous points fabuleuse, à tous donnée, créatrice ou délirante, pour le pire et le meilleur. Son modèle serait-il alors implicitement validé, reconnu, accepté, digéré - ou mieux encore métabolisé, entre le marché, les mœurs, la communication générale et de pseudo égalités ? En aurait-on tiré la ligne d'un horizon et des bornes plus ou moins acceptables, pour son usage assainissant ou étendu et récupéré ?
L'enseignement des plus grands ou des meilleurs prophètes est peut-être celui qui donne souvent à résister, à cause d'effort à fournir entre le crucial et l'essentiel, de certaines vérités difficiles à admettre et leurs preuves dès lors contestées. Les authentiques prophéties insistent, obstinées - ou allant jusqu'à hanter - qui croit pouvoir s'en défaire. Les images, séculières ou sacrées, où elles se donnent, toujours secondes comme reflets d'une parole première, ne sont pas le Réel, si elles ont à voir avec lui. Doubler la prophétie d'images, c'est peut-être ne pas l'entendre et se satisfaire des stéréotypes de tous ordres qui la mettent au banc ou à distance…
Celle, multiple ou finalement une, de la théorie freudienne, aurait à voir avec le procès des simulacres de la caverne platonicienne, dont on sait qu'ils ne sont que des ombres perçues pour vraies par des prisonniers entravés, tournant le dos aux objets réels qui ainsi se projettent par le truchement d'une source lumineuse ignorée. Que l'on se rappelle encore, l'hypothèse de leur libération, qu'envisage Platon au livre VII de sa République. Elle oscille entre le vertige des illusions dissipées, l'hésitation troublée vis-à--vis de l'incroyable réalité découverte jusque là occultée, la résistance à se défaire d'une condition aliénée qui ainsi se révèle, la gradation courageuse de l'esprit en direction possible de la source lumineuse… Mais aussi, le retour, après un tel voyage, du héros illuminé vers ses congénères, la dénonciation de leur situation illusoire, l'aveu de leur crédulité, de la fausseté entière de leur condition. Qui peut aller jusqu'à sa mise à mort. " Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueront-ils pas ? Sans aucun doute, répondit-il " V, 517 a.
Il est plusieurs sortes de mort et de crimes en effet. La vérité freudienne aura connu en son temps jusqu'à l'autodafé. Une effigie, moins inquiétante aujourd'hui, a apprivoisé une partie des spectres qui hantèrent la conscience et les mœurs européennes des deux précédents siècles. Leurs fantômes ont pris des formes moins menaçantes apparemment, ils n'en continuent pas moins de produire ces effets ou leurs signes qu'il faut sans doute à nouveau déchiffrer et affronter. Ils se nomment pulsions et sublimations, instincts et éducation, préjugés dogmatiques et critiques ouvertes, ténèbres et conscience, aliénations ou vérités et toujours sans nul doute, la souffrance, individuelle ou collective et se libérer d'elle. Qui dira qu'ils n'ont plus d'actualité ou qu'entre eux ils ne s'opposent plus, sous le choix à faire des uns ou des autres, à moins que leur coexistence résignée ou leur tri toujours possible ? La question du spirituel en psychanalyse a peut-être moins à voir avec le processus de sublimation et de réinvestissement des pulsions sur des objets plus ou moins coûteux, nobles ou sublimes relativement que, d'abord, avec la connaissance des arcanes de soi - ou de l'imaginaire qui structure les symboles moteurs de toute société - qui sont principalement victoire sur des résistances. Et si même les processus du transfert et de l'interprétation - ou, au plan du collectif, des herméneutiques sans concession - doivent accompagner ce chemin, la lucidité - d'étymologie claire - est la lanterne, modeste mais indispensable de toute progression.
Voyons dans Freud, pour prolonger la métaphore, celui qui fut l'explorateur avancé d'une " caverne " plus tangible et souterraine. Il en sort et y revient aussi à ses risques, selon le schème platonicien parfaitement transposable, auquel pourrait d'ailleurs s'ajouter celui qui lui ferait en rapporter, à son tour - d'autres ou de mêmes (?) - " Tables de la loi… ". Et si même le bas et le haut, l'arrière et l'avant, inversent ici leur signe, le dispositif reste semblable, de la sortie des ombres et leur dissipation à la lumière. La chair est le lieu de la scène qui là, vient à l'esprit par la langue, en la confirmation d'un plan moniste et spinozien, qui s'établit aussi au bout d'une co-(n)naissance. Le savoir, lui est bien, cette machine à soumettre (geschehenlassen) leurres, prestiges et mirages, rendre compte (betrachten) d'inscriptions en nous d'imaginaire - familiale ou idiosyncrasique, s'affronter (sich auseinandersetzen) avec le reflet instable des sociétés et tant d'icônes - ou d'idoles - trompeuses, investies. Il s'agira toujours de faire le regard moins myope ou aveugle, entendre le contrepoint du " réel " supposé. Un deus ex machina tendra encore de plus ou moins hautes échelles, par-dessus ou de dessous. Le travail individuel du psychisme conscient liera le corps à ces deux précédents niveaux - les instances ? - en un mouvement continu de descente et de remontée, d'ascension difficile vers plus de raison, de ciel, d'air, c'est selon. Mais à un autre pôle, un enjeu spirituel de civilisation, au sens des degrés tolérables d'illusion en son sein, excèdera toujours la pluralité équivalente des ego où ceux-ci ne le recoupent. Le corpus analytique qu'anime la prophétie freudienne, fait signe à son toujours possible miroir. Freud nous le tend encore, où se reflètent le " destin des pulsions ", soit celui de l'humanité, entre Eros et Thanatos, partagée. On peut aussi s'en détourner. Le briser. À tous périls.