Peinture
Yvon Taillandier et la et la « peinture - monde »
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Yvon Taillandier et la et la « peinture - monde »
Sur la peinture et son histoire
« Le visible narré n'épuise la vision, ni l'œil les voyages. ». L'auteur du « Voyage de l'œil » s'attacherait à cette sentence pour autant que des mots retiennent l'œuvre accompli ou son projet en marche.
Peindre tient du multiple et de l'un, qui traverse le réel ou déploie l'imaginaire. Si le regard doit penser, il faut que l'image l'y invite, l'entraîne secrètement vers des univers réinventés ou dont la structure intemporelle fait signe à une attente.
La peinture moderne, à compter du premier quart du XXème siècle, s'est engouffrée dans le jeu des signes, de l'invention propre des structures, de la réalité déconstruite ou recomposée jusqu'à son oubli extrême, selon des cohérences inscrites ou l'idiosyncrasie des maîtres visionnaires.
Pour d'autres, peu nombreux, peindre peut encore équivaloir à donner du sens au monde, sous la reprise des filtres élaborateurs de la tradition assimilée où percerait la pulsion d'une narration graphique et du code régénéré. Ceux là seront reçus ou non selon l'intensité de l'écho que peut leur faire une époque ou au‑delà, la trace d'une prégnance, la force d'un engagement en la langue graphique et au visible. Par paradoxe ou illustration, dans l'histoire pourrait être invoqué ici, un Bruegel à distance…
Oublions par ailleurs en ce qui suit les insignifiances de la reproduction insipide ou coloriée et le critère mercantile d'un marché livré à un spéculatif pas toujours éclairé.
D'autres concepts ou voies du pictural peuvent‑ils alors être avancés ?
L'Unité des différentes périodes de l'histoire de la peinture jusqu'à la modernité pourrait s'étayer des réussites dans la représentation du commun ou du symbole, la maîtrise technique, la suggestion ou l'illustration du sentiment, de l'idée. La modernité quant à elle, ne pourrait en rien fournir le système homogène de ses règles de production ou justifier d'axiomes tenant à un quelconque absolu, hormis celui d'une perception a posteriori ou d'une cohérence référée à l'unicité génétique de tel ou tel œuvre. Elle a pu de Cézanne à Seurat, passant par Klee ou Kandinsky déconstruire pour mieux les faire paraître la couleur et la forme en leur essence, ou jusqu'à les nier avec un Malevitch. La qualité lumineuse, les contrastes et l'ordonnancement des signes autonomes font seuls ici référence. La cohérence viendra de tel ou tel système sémiotique, de la singularité d'une invention géométrique ou du jeu original des couleurs, d'un parti pris de regard potentiel à la main tenu…
Taillandier et la figuration libératrice
Une peinture peut donc exister dans un ailleurs où ce dont il est question, tout en restant dans le code, tient à une visée spécifique. L'espace de la toile s'emplira alors d'une construction où le dess(e)in, la teinte et l'engendrement de formes enchaînent d'autres modes de figurations, d'harmonie ou d'apparent chaos, de discours pictural orchestré, de traces à partager, de neuf rendu familier, imposé de ses figures, s'il s'impose.
La peinture de Taillandier, a à voir avec les précédentes prémices en ce qu'elle tient ensemble le peindre, le montrer, et un voir qui parlerait aussi de cela même qui est rendu d'être du mouvement, l'exposant, le déployant, l'enfermant dans un espace propre. A la fois de son temps et préservant un lien précieux au réel, l'inventeur probable de la « Figuration Narrative » peintre a comme ouvert le champ d'un discours inédit dans la montre, l'étalage d'un propos et un devenir métamorphique des objets et des corps, dans une sémiologie qui a un caractère d'unique dans la production picturale de ce temps.
Si toute peinture qui compte dans la modernité doit engendrer ses propres règles de construction, l'originalité de son code, puis la réussite esthétique – au sens du plaisir ou de la gratification qu'elle procure quant à son système de figuration –, celle de Taillandier répond à ces critères. A ce titre elle s'inscrit bien dans un art moderne, c'est à dire indépendant de la simple reproduction, libéré des contraintes de l'imitation trop fidèle aux volumes, espaces, perspectives, cadres ou proportions.
Maîtresse du statut des objets, de l'enjeu et du jeu de formes inédites, dialoguant avec un chromatisme souverain, la Forme reste ici encore, réelle, baignée de concrétude et…néanmoins de liberté. De cet enjeu Taillandier s'est emparé, pour le meilleur d'une peinture et le risque de qui s'y prend ou est pris.
Quatre niveaux de perception, ce qui serait ici compréhension de sa portée, caractérisent la plus grande partie de l'œuvre peint de Taillandier.
Le jeu des formes
L'objet, utilitaire ou non, les choses, leur fonction technique, le corps – surtout lui comme lieu de métamorphose, support agissant ou victime du monde – sont maintenus le plus souvent au tableau, espace de leur rencontre, de leur affrontement, de leur cohabitation plus ou moins harmonieuse.
Les toiles de Taillandier donnent à voir l'idylle ou la crise, la paix ou la guerre de l'homme avec son monde, son monde d'objet rendu à l'essence apaisée de leur fonction ou au contraire au débordement de celle‑ci s'échappant, créant sa règle propre au détriment des sujets. Parfois en de longs parcours, des récits, des narrations de cela même où nous sommes pris alors que nous croyions prendre. Le corps multiplié, s'agrège, se confond avec cela même qu'il croyait dominer, le mouvement, le temps, l'espace, la fonction, supposée à distance, revenue en force, débordant tout, imposant ses logiques propres et laissant l'humain à lui‑même, perdu ou retrouvé.
Ce qui s'est appelé au fur et à mesure de son élaboration, le Taillandier‑land, est cette sorte de contrée où la forme corporelle de ses habitants se voit tenue ou invitée à la métamorphose (ou peut‑être, mieux encore, à l'anamorphose qui déforme un même plus qu'elle ne transforme ou le transmue). Céphaliens, capitipèdes, vénus multibrachiennes ou mieux encore polymastes, centaures « améliorés », altistes aux troncs superposés en sont les créations, pas seulement imaginaires mais élaborées dans la logique d'une « vie des formes » qui pourrait bien ou a pu se rendre autonome, en son registre pictural et symbolique.
Le jeu des formes de cette peinture peut alors donner lieu à interprétations divergentes, perceptions multiples, entre l'agonistique et l'apaisement.
Le monde technique peut être vu comme dominé par l'homme qui moule, coule ou love en lui sa propre forme, son désir de mouvement, de gravitation, de lévitation, de puissance, de pesanteur, de chute, c'est selon ou, au contraire, se voit dévoré, subjugué, écrasé, anéanti et par lui dénaturé. La rencontre des formes stylisées, épurées, réduites aux traits de leur essentiel, courbes du corps, profils, cercle de la tête, entremêlement des membres ou leur démultiplication, avec celle des objets techniques – cycles, aéronefs, tour, embarcation, automobiles, cylindres, naves – offre alors le spectacle de la vie joyeuse et colorée ou le drame sous‑jacent d'un post‑monde aliéné, plus sombre et inquiétant.
La toile développe cette narration là, civilisationnelle, symbolisée en ses apparences ou ses arcanes, à chacun inconsciemment présente, trame secrète, projective et donc inquiétante ou faite pour rassurer. Là serait l'œuvre aux lectures multiples, contradictoires parfois et donc plus riche et dense qui donne à voir et lire en même temps, observer les moments d'une scène, suivre comme une histoire justement, à l'extrême condensée de significations et donc d'enjeux. La figuration narrative pourrait être cela, cette condensation dissipée de la forme en vue d'un devenir ouvert, en son espace et au‑delà son sens, ce dernier vocable d'étymologie double et de directions plurielles.
De l'image au symbole
Ce temps sera perdu ou se trouvera par les images. Leur flux défile, nous envahit, nous submerge, parfois nous noie, au point qu'il nous empêcherait de voir... Les images sont de nature multiple, télévisuelles, cinématographiques, fixes, animées, photographiques, publicitaires, journalistiques, réelles, virtuelles, objectives, manipulées, montées, interprétées. Qu'en est‑il de celles que donne à voir La peinture ? Celle‑ci a produit celles d'avant qui nous fascinent encore. Issues de la tradition et des contextes de l'histoire, ces dernières n'auraient pas eu d'autonomie vis‑à‑vis des thèmes et des formes de la représentation figurée, si même de grandes différences existent évidemment entre la peinture sacrée et chrétienne de la Renaissance italienne et la peinture profane hollandaise au 17ème siècle, par exemple. La technique seule ici, finalement, faisait une différence entre maîtres – perspective chez Masaccio, sfumato chez Vinci, clair‑obscur chez Rembrandt, modelé chez Michel Ange ou Rubens, palette des Titien, Véronèse, Raphaël et tant d'autres reconnaissables signatures. Le sujet venait en second, si même il signait l'époque, ainsi chez Watteau, Fragonard ou Reynolds au 18ème ou avec l'émancipation de l'académisme, au 19ème, chez un Delacroix, peu avant l'épisode impressionniste.
La modernité ouvrira d'autres voies par son rapport nouveau au paysage et à l'objet, les réduisant à leur aperception physique – une sorte de saisie première à retrouver –, les recomposant formellement, reconstituant leur genèse d'abord lumineuse, contrastée, subjective, à dédoubler ou projeter secrètement. Plus tard, assez vite, l'objet, le sujet, seront oubliés et peindre ne jouera plus que d'un référentiel pur, son geste saisissant la couleur en vue d'un voyage du regard en des terres nouvelles à lui conquises.
Comme celle de la philosophie qui pourrait s'arrêter à Kant après lequel la métaphysique ne fut plus qu'affaire d'imagination, l'histoire de la peinture a bien pu parvenir à sa frontière avec Cézanne puis le cubisme, dans son sillage prémonitoire. Ce qui est venu après est une autre histoire qui quitte le réel et attribue au peintre l'autonomie de sa création ou une notion tout autre du réel, une sur‑réalité en quelque sorte. Le phénomène culminerait avec un Rothko par exemple, se libérant de toute forme pour laisser se produire la seule vibration intérieure, spirituelle ou mystique de la couleur pure. On laisse de côté ici bien d'autres écoles, grands ou petits maîtres et les miracles formels ou imaginatifs des Picasso, Ernst, Bacon ou…Chagall qui ne font pas théorie !
Et dès lors quoi ?
A ce niveau le choix pictural de Taillandier se démarque d'une supposée histoire ou la prolonge, en la ré‑interprétant à sa façon. A une abstraction dominante dans les années soixante, dont on vient de voir la limite ou justement l'illimitation nihiliste (Badiou), il a tenté de renouveler la figuration.
On n'ouvrira pas ici le débat de la figuration libre ou « libératrice » comme alternative à l'abstraction lyrique ou l'expressionnisme abstrait, à celle des réussites et des antériorités ou celle encore plus perverse des sanctions aléatoires du marché. Ce dernier n'est pas forcément synchronique. La Figuration chez Taillandier est première, souveraine et affichée. Libre elle l'est, l'est restée, entreprenante, continue, systématique et en permanence renouvelée.
Un Taillandier se reconnaît entre mille. On entre ou pas dans ces histoires colorées, inattendues de forme qu'il veut nous raconter. On y prend plaisir ou en s'en détache vite. On peut « lire » ou non, vouloir entrer ou pas dans l'histoire de ces enchaînements ou déchaînements du trait qui conte, vous entraîne là où se donne le corps propre et sa curieuse destinée. On ne peut pas ne pas y identifier une certaine situation de l'homme, jouant, déjanté, recyclé, activé, mis en scène, en mouvement ou figé, malade ou sain, figuré dans un développement pictural où il n'est ni réel, ni complètement imaginé, ni abstrait, ni concret mais existe pleinement. A cause d'un art très élaboré sans doute et ses irréductibles prestiges s'il aboutit.
Naïvisme et primarité
Le texte qui suit est extrait de « Chorus pour la peinture d'Yvon Taillandier ».
« Il alla chercher en de bleus sarcophages des rires éternisés…L'œil paradigme au relief emprunt de noire statuaire…L'androgyne premier où Yin et yang s'abolissent…Corps recombinés dans l'œuf, embryons interpellés !
L'obsédante trinité en rage contre le nombre évanescent, l'orbite stable et l'astre tourbillonnant, ces systèmes avides et miraculeusement enclos… Des profils syncrétiques, des jambages d'épure, tout un paquet de falsifications déballées en Kraft, la brosse alerte et le briquet sous la tradition… !
Pur l'espace enfin pris, la durée triomphant des périls d'affaissement et du stable encagé, du Stagirite l'immobile mouvement dans l'oiseau d'alumine exposé à tous les vents – parfois aussi platonicien réminiscent…
Quetzalcoatl, Icare, Horus ou l'Inca soleil éteint, vont dans l'arche revenante des cultures échues ou mises en cage, siècles supersoniques, tout un peuple qui s'invente l'euphorie de très ingrates, à la longue cocasses et si parcellaires généalogies ! »
Auraient pu être cités bien d'autres dieux ou déesses, divinités anciennes, demi‑dieux, démons ou anges de tous horizons proches et lointains, en arrière plan ou en filigrane. Auraient pu être montrés totems, masques, fétiches, icônes, monuments de carton, sièges, brimborions siglés, miniatures, tout un artisanat donnant vie à une passion démiurgique. Pourraient être développée la proximité troublante de cet art avec tant d'autres issus des civilisations anciennes, premières où le temps des saisons, des moissons ou des chasses, des victoires ou des guerres, des règnes, était représenté sous formes de frises, de fresques, sans relief ni perspective, en aplats déroulant le cycle des hommes et leur destin fragile ici bas. Pensons à Sumer, à l'art minoen, à l'Egypte ancienne, aux réalisations des arts amérindiens, de Polynésie ou d'Afrique d'avant l'homme blanc. Peut‑être, inconsciemment, est‑ce là que la peinture d'Yvon Taillandier conduit parfois ou fait penser, une scène d'humanité rieuse, souffrante, en partance ou arrivée, laborieuse ou désœuvrée, à la fois située et intemporelle. Mais qui toujours se raconte et évidemment parle, ne peut pas ne pas parler. Figuration narrative, libératrice ? Les deux, peut‑être indissociables, à voir d'abord puis à entendre…Sans y faire référence ou les revendiquer, elle a retrouvé sur son chemin ces tentatives premières, originaires de donner à regarder le fond voyageur et fragile de l'espèce, l'homme et la femme, leur progéniture, sujets à la déréliction, la gloire ou la misère, adonnés aux travaux et aux jours.
Sous cet angle peu aperçu, l'œuvre du peintre offre une lecture passionnante et qui a d'emblée paru à l'auteur de cette modeste contribution, comme une de ses originalités majeures et d'un talent prémonitoire au questionnement à adresser au « monde‑devenu ». Si la peinture a bien à voir avec son temps et la conscience qu'il prend de lui‑même – sans forcément devoir en être le témoignage morne –, si elle se soutient de sa plénitude heureuse, de ses angoisses ou sa dramaturgie – qui peut nier ou apporter la preuve que celle‑ci se soit jamais désintéressée d'un actuel et des signes prégnants qui l'expriment – alors, celle de Taillandier répond fortement à ce critère.
Sa primitivité seconde, calculée, renvoie en contrepoint au monde de la modernité technique et des corps de plus en plus manipulés, finis ou mortels, à la nostalgie d'une origine et parfois l'image d'un nouveau chaos, en un langage universellement compréhensible, à appréhender selon une norme qui n'est naïve ou simple qu'apparemment. La logique même d'un langage et son système a pu en être formulée : (Histoire de la boule – 1973 et déjà de, Mélanctho – avec son destin de généalogie et de filiation génético‑membrale – 1958; Dictionnaire du Taillandier‑Land – 1989). D'où sa proximité et sa connivence avec les temps de « l'homme nu », pour parler comme Lévy‑Strauss, dont il serait intéressant de connaître ici le point de vue et la confirmation d'une hypothèse.
Motherwell dit à peu près ceci : « Le génie c'est la persévérance ». A moins que la persévérance n'ouvre au génie, au sens étymologique de ce vocable, c'est à dire une industrie au plus haut point et la qualité seule des œuvres hors des jugements de la postérité. L'ingenium de Taillandier – sa fabrique si l'on veut – ont persévéré à créer cet univers de formes désarticulées, ré‑articulées, enchaînées et désenchaînées, qui avancent, se figent, se décomposent ou se recomposent selon les cycles de la plus grande allégorie : la vie et la mort des Formes où, comme on l'a vu, peut venir ou donner à penser le bonheur d'exister ou la crainte de disparaître.
« Toi qu'aura hanté l'enfance du monde ! »
L'« imaginération » et l'universel
Que serait l'esprit sans la matière et l'art sans formes ? Rien ou peu. La musique tient à la note et au silence, au rythme après ; écrire a besoin des mots et la phrase ou la page tiennent ou non qui s'en servent, sculpter a besoin de la glaise résistante ou du marbre antérieur. La peinture elle, n'est rien sans le dessin et la couleur qui donne ou prend la forme.
S'en tenir là pourtant laisserait au dehors l'autre matière, celle qui inspire, fait foi et pousse ou relaie le geste créateur, du sujet au thème, de telle figuration à telle subtile géométrie, de telle composition prise du réel à telle construction pensée d'abord ou inscrite déjà en sa pure abstraction. Le matériau consubstantiel à l'œuvre a toujours été double qui en plus de sa matière constitutive, y ajoute le sens d'un emprunt contextuel – objectal, factuel ou scénographique, social, religieux, culturel, géographique, historique etc..– ou sa ré‑élaboration inédite et sublimée.
L'antiquité gréco‑latine n'a pas échappé à cette surdétermination par la mythologie, source privilégiée et matière de ses œuvres, ni la Renaissance pour grande partie attachée à une inspiration chrétienne, ni l'âge classique puisant sa mesure dans les environnements du bourgeois ou du noble, ni les siècles postérieurs attelés à la même tradition de l'antique ou du classique.
La modernité se définit par une situation radicalement différente où le sujet, l'objet ou le référent sont caducs et comme non nécessaires. En vue de quoi aujourd'hui ? Les mythologies n'existent plus comme cette projection des hommes en un monde familier, une scène toujours mobilisable de figures symbolisées et d'intrigues foisonnantes. L'art prolifique des figurations ou des imitations ne resterait lui qu'en deçà de ce que firent d'indépassables maîtres, les écoles modernes de l'impressionnisme, du cubisme, du pointillisme, du constructivisme etc... ont exploré des voies où les normes et les règles ne doivent plus référer à un universel. Elles sont personnelles et de caractère singulier, subjectives et d'apparence arbitraire ou à la rigueur, accordées à la loi physique perceptive ou sensible, comme seul arbitre.
L'artiste moderne n'a à sa portée que la liberté de son propre arbitraire, la logique de son seul désir, vouloir ou énergie (Audi). Que devient alors le sens collectif supposé entre le destinataire et l'œuvre, son public, ce miroir ancien et censeur séculaire du respect d'une règle éminente ou de l'écho gagné et du partage. Comment établir intérêt et résonance ?
Faut‑il inventer, à chaque fois, pour tout créateur, matériaux, contenus, règles de construction et discours ponctuels de la forme, universaliser de micro univers narcissiques isolés, et comment alors passer à un universel compris, reconnu, existant per se? Tout l'art moderne ou post‑moderne est peut‑être confronté à cette question, occultée ou si embarrassante qu'on ne veut plus s'en encombrer. Plus de références, de limites, de règles ou de lois externes à ce qui peut être produit ou parfois dit. Plus de rapport au passé ou à la norme collective extrinsèque, rationnelle, innovante ou tout simplement en rapport avec un canon à partager. Le neuf et l'insensé, l'invention pure et la puissance singulière des énergies du moi versant au désert. Parfois des cohérences sans teneur, sans tenue ni raccordement à un minimal…ontologique ( ?). Mutation dans la matière, fission des thèmes, déchirement iconoclaste de toute image ou forme déjà créées. Pour instaurer quoi ?
La tentative de Taillandier, son travail d'inscription, de résistance, de « persévérance » et d'une certaine façon sa provocation esthétique, s'inscrivent dans cet immense contexte du sens des œuvres, non pas de leur respectabilité ou de leur conventionnalisme à portée réactionnaire, mais de leur intégration dans la panoplie universelle des images qui comptent ou tranchent et font signe sans rien renier de leur histoire. Que le tableau, la frise ou la fresque soient chez lui accompagnés parfois de mots ou de discours qui les commentent, ne fait que relier à l'univers du peintre et l'enrichir, sans faire perdre de vue le propos de la toile et symboliserait plutôt sa fonction, comme le titre parfois dont ne se passe pas les plus grandes œuvres. La liaison image/texte ou l'accompagnement verbal, dans seulement d'ailleurs une partie de ses toiles, ne sont qu'un méta discours pictural dont le système de construction formelle sous jacent et antérieurement balisé relativise l'importance ou la fonction. Ils ne doivent jamais occulter le premier sens qui reste graphique et en quelque sorte une gestalt à l'œuvre où, d'en lire un commentaire ou une idée directrice, les tire vers un percept éclairé.
Si la peinture a vocation à faire voir pour signifier, être aussi reflet de son temps, en même temps qu'invention ou création de formes et si a fortiori elle se propose d'inviter qui la regarde à se libérer, à faire un « grand récit » du plus modeste, alors celle de Taillandier restera parmi celles qui comptent.
La dimension ici visée n'est évidemment pas celle de la tradition à laquelle il faudrait faire retour, de la bien pensance conformiste, du rejet des avant gardes ou des révolutions. En art le conservatisme et le refus d'innovation ont pu conduire au pire. Au contraire, l'existence d'une telle peinture dont évidemment le plaisir n'est jamais absent, ce qui va sans dire, serait plutôt en rapport avec celle d'une « anthropologie » de la création esthétique qui, sans rien renier d'une histoire et de ses avancées dont le peintre est particulièrement conscient comme critique, tenterait de préserver la dimension d'une dernière matière dont il n'a pas été jusqu'à présent parlé, celle de celui qui voit, ressent, lit, parcourt des espaces, s'empare de la couleur, s'amuse, prend peur ou se libère d'avoir vu cela même qui fut peint et exposé à le voir.
Par un tel effet se réintroduit un référé dans l'œuvre à des implicites généraux, collectifs, temporellement partagés – des universaux en quelque sorte de formes, de couleurs, de compositions esthétiques éminemment reconnaissables qui recherchent et trouvent leur effet. Où se seraient, dans la coulisse, travestis – inconscients ? – des gestes réparateurs, des constats à déclarer, une scène humaine du monde qu'animeraient des désirs premiers et d'étonnants espoirs. Tant de figures libérées. A rejoindre possiblement dans des miroirs qui multiplient.
Claude‑Raphaël Samama
« Le visible narré n'épuise la vision, ni l'œil les voyages. ». L'auteur du « Voyage de l'œil » s'attacherait à cette sentence pour autant que des mots retiennent l'œuvre accompli ou son projet en marche.
Peindre tient du multiple et de l'un, qui traverse le réel ou déploie l'imaginaire. Si le regard doit penser, il faut que l'image l'y invite, l'entraîne secrètement vers des univers réinventés ou dont la structure intemporelle fait signe à une attente.
La peinture moderne, à compter du premier quart du XXème siècle, s'est engouffrée dans le jeu des signes, de l'invention propre des structures, de la réalité déconstruite ou recomposée jusqu'à son oubli extrême, selon des cohérences inscrites ou l'idiosyncrasie des maîtres visionnaires.
Pour d'autres, peu nombreux, peindre peut encore équivaloir à donner du sens au monde, sous la reprise des filtres élaborateurs de la tradition assimilée où percerait la pulsion d'une narration graphique et du code régénéré. Ceux là seront reçus ou non selon l'intensité de l'écho que peut leur faire une époque ou au‑delà, la trace d'une prégnance, la force d'un engagement en la langue graphique et au visible. Par paradoxe ou illustration, dans l'histoire pourrait être invoqué ici, un Bruegel à distance…
Oublions par ailleurs en ce qui suit les insignifiances de la reproduction insipide ou coloriée et le critère mercantile d'un marché livré à un spéculatif pas toujours éclairé.
D'autres concepts ou voies du pictural peuvent‑ils alors être avancés ?
L'Unité des différentes périodes de l'histoire de la peinture jusqu'à la modernité pourrait s'étayer des réussites dans la représentation du commun ou du symbole, la maîtrise technique, la suggestion ou l'illustration du sentiment, de l'idée. La modernité quant à elle, ne pourrait en rien fournir le système homogène de ses règles de production ou justifier d'axiomes tenant à un quelconque absolu, hormis celui d'une perception a posteriori ou d'une cohérence référée à l'unicité génétique de tel ou tel œuvre. Elle a pu de Cézanne à Seurat, passant par Klee ou Kandinsky déconstruire pour mieux les faire paraître la couleur et la forme en leur essence, ou jusqu'à les nier avec un Malevitch. La qualité lumineuse, les contrastes et l'ordonnancement des signes autonomes font seuls ici référence. La cohérence viendra de tel ou tel système sémiotique, de la singularité d'une invention géométrique ou du jeu original des couleurs, d'un parti pris de regard potentiel à la main tenu…
Taillandier et la figuration libératrice
Une peinture peut donc exister dans un ailleurs où ce dont il est question, tout en restant dans le code, tient à une visée spécifique. L'espace de la toile s'emplira alors d'une construction où le dess(e)in, la teinte et l'engendrement de formes enchaînent d'autres modes de figurations, d'harmonie ou d'apparent chaos, de discours pictural orchestré, de traces à partager, de neuf rendu familier, imposé de ses figures, s'il s'impose.
La peinture de Taillandier, a à voir avec les précédentes prémices en ce qu'elle tient ensemble le peindre, le montrer, et un voir qui parlerait aussi de cela même qui est rendu d'être du mouvement, l'exposant, le déployant, l'enfermant dans un espace propre. A la fois de son temps et préservant un lien précieux au réel, l'inventeur probable de la « Figuration Narrative » peintre a comme ouvert le champ d'un discours inédit dans la montre, l'étalage d'un propos et un devenir métamorphique des objets et des corps, dans une sémiologie qui a un caractère d'unique dans la production picturale de ce temps.
Si toute peinture qui compte dans la modernité doit engendrer ses propres règles de construction, l'originalité de son code, puis la réussite esthétique – au sens du plaisir ou de la gratification qu'elle procure quant à son système de figuration –, celle de Taillandier répond à ces critères. A ce titre elle s'inscrit bien dans un art moderne, c'est à dire indépendant de la simple reproduction, libéré des contraintes de l'imitation trop fidèle aux volumes, espaces, perspectives, cadres ou proportions.
Maîtresse du statut des objets, de l'enjeu et du jeu de formes inédites, dialoguant avec un chromatisme souverain, la Forme reste ici encore, réelle, baignée de concrétude et…néanmoins de liberté. De cet enjeu Taillandier s'est emparé, pour le meilleur d'une peinture et le risque de qui s'y prend ou est pris.
Quatre niveaux de perception, ce qui serait ici compréhension de sa portée, caractérisent la plus grande partie de l'œuvre peint de Taillandier.
Le jeu des formes
L'objet, utilitaire ou non, les choses, leur fonction technique, le corps – surtout lui comme lieu de métamorphose, support agissant ou victime du monde – sont maintenus le plus souvent au tableau, espace de leur rencontre, de leur affrontement, de leur cohabitation plus ou moins harmonieuse.
Les toiles de Taillandier donnent à voir l'idylle ou la crise, la paix ou la guerre de l'homme avec son monde, son monde d'objet rendu à l'essence apaisée de leur fonction ou au contraire au débordement de celle‑ci s'échappant, créant sa règle propre au détriment des sujets. Parfois en de longs parcours, des récits, des narrations de cela même où nous sommes pris alors que nous croyions prendre. Le corps multiplié, s'agrège, se confond avec cela même qu'il croyait dominer, le mouvement, le temps, l'espace, la fonction, supposée à distance, revenue en force, débordant tout, imposant ses logiques propres et laissant l'humain à lui‑même, perdu ou retrouvé.
Ce qui s'est appelé au fur et à mesure de son élaboration, le Taillandier‑land, est cette sorte de contrée où la forme corporelle de ses habitants se voit tenue ou invitée à la métamorphose (ou peut‑être, mieux encore, à l'anamorphose qui déforme un même plus qu'elle ne transforme ou le transmue). Céphaliens, capitipèdes, vénus multibrachiennes ou mieux encore polymastes, centaures « améliorés », altistes aux troncs superposés en sont les créations, pas seulement imaginaires mais élaborées dans la logique d'une « vie des formes » qui pourrait bien ou a pu se rendre autonome, en son registre pictural et symbolique.
Le jeu des formes de cette peinture peut alors donner lieu à interprétations divergentes, perceptions multiples, entre l'agonistique et l'apaisement.
Le monde technique peut être vu comme dominé par l'homme qui moule, coule ou love en lui sa propre forme, son désir de mouvement, de gravitation, de lévitation, de puissance, de pesanteur, de chute, c'est selon ou, au contraire, se voit dévoré, subjugué, écrasé, anéanti et par lui dénaturé. La rencontre des formes stylisées, épurées, réduites aux traits de leur essentiel, courbes du corps, profils, cercle de la tête, entremêlement des membres ou leur démultiplication, avec celle des objets techniques – cycles, aéronefs, tour, embarcation, automobiles, cylindres, naves – offre alors le spectacle de la vie joyeuse et colorée ou le drame sous‑jacent d'un post‑monde aliéné, plus sombre et inquiétant.
La toile développe cette narration là, civilisationnelle, symbolisée en ses apparences ou ses arcanes, à chacun inconsciemment présente, trame secrète, projective et donc inquiétante ou faite pour rassurer. Là serait l'œuvre aux lectures multiples, contradictoires parfois et donc plus riche et dense qui donne à voir et lire en même temps, observer les moments d'une scène, suivre comme une histoire justement, à l'extrême condensée de significations et donc d'enjeux. La figuration narrative pourrait être cela, cette condensation dissipée de la forme en vue d'un devenir ouvert, en son espace et au‑delà son sens, ce dernier vocable d'étymologie double et de directions plurielles.
De l'image au symbole
Ce temps sera perdu ou se trouvera par les images. Leur flux défile, nous envahit, nous submerge, parfois nous noie, au point qu'il nous empêcherait de voir... Les images sont de nature multiple, télévisuelles, cinématographiques, fixes, animées, photographiques, publicitaires, journalistiques, réelles, virtuelles, objectives, manipulées, montées, interprétées. Qu'en est‑il de celles que donne à voir La peinture ? Celle‑ci a produit celles d'avant qui nous fascinent encore. Issues de la tradition et des contextes de l'histoire, ces dernières n'auraient pas eu d'autonomie vis‑à‑vis des thèmes et des formes de la représentation figurée, si même de grandes différences existent évidemment entre la peinture sacrée et chrétienne de la Renaissance italienne et la peinture profane hollandaise au 17ème siècle, par exemple. La technique seule ici, finalement, faisait une différence entre maîtres – perspective chez Masaccio, sfumato chez Vinci, clair‑obscur chez Rembrandt, modelé chez Michel Ange ou Rubens, palette des Titien, Véronèse, Raphaël et tant d'autres reconnaissables signatures. Le sujet venait en second, si même il signait l'époque, ainsi chez Watteau, Fragonard ou Reynolds au 18ème ou avec l'émancipation de l'académisme, au 19ème, chez un Delacroix, peu avant l'épisode impressionniste.
La modernité ouvrira d'autres voies par son rapport nouveau au paysage et à l'objet, les réduisant à leur aperception physique – une sorte de saisie première à retrouver –, les recomposant formellement, reconstituant leur genèse d'abord lumineuse, contrastée, subjective, à dédoubler ou projeter secrètement. Plus tard, assez vite, l'objet, le sujet, seront oubliés et peindre ne jouera plus que d'un référentiel pur, son geste saisissant la couleur en vue d'un voyage du regard en des terres nouvelles à lui conquises.
Comme celle de la philosophie qui pourrait s'arrêter à Kant après lequel la métaphysique ne fut plus qu'affaire d'imagination, l'histoire de la peinture a bien pu parvenir à sa frontière avec Cézanne puis le cubisme, dans son sillage prémonitoire. Ce qui est venu après est une autre histoire qui quitte le réel et attribue au peintre l'autonomie de sa création ou une notion tout autre du réel, une sur‑réalité en quelque sorte. Le phénomène culminerait avec un Rothko par exemple, se libérant de toute forme pour laisser se produire la seule vibration intérieure, spirituelle ou mystique de la couleur pure. On laisse de côté ici bien d'autres écoles, grands ou petits maîtres et les miracles formels ou imaginatifs des Picasso, Ernst, Bacon ou…Chagall qui ne font pas théorie !
Et dès lors quoi ?
A ce niveau le choix pictural de Taillandier se démarque d'une supposée histoire ou la prolonge, en la ré‑interprétant à sa façon. A une abstraction dominante dans les années soixante, dont on vient de voir la limite ou justement l'illimitation nihiliste (Badiou), il a tenté de renouveler la figuration.
On n'ouvrira pas ici le débat de la figuration libre ou « libératrice » comme alternative à l'abstraction lyrique ou l'expressionnisme abstrait, à celle des réussites et des antériorités ou celle encore plus perverse des sanctions aléatoires du marché. Ce dernier n'est pas forcément synchronique. La Figuration chez Taillandier est première, souveraine et affichée. Libre elle l'est, l'est restée, entreprenante, continue, systématique et en permanence renouvelée.
Un Taillandier se reconnaît entre mille. On entre ou pas dans ces histoires colorées, inattendues de forme qu'il veut nous raconter. On y prend plaisir ou en s'en détache vite. On peut « lire » ou non, vouloir entrer ou pas dans l'histoire de ces enchaînements ou déchaînements du trait qui conte, vous entraîne là où se donne le corps propre et sa curieuse destinée. On ne peut pas ne pas y identifier une certaine situation de l'homme, jouant, déjanté, recyclé, activé, mis en scène, en mouvement ou figé, malade ou sain, figuré dans un développement pictural où il n'est ni réel, ni complètement imaginé, ni abstrait, ni concret mais existe pleinement. A cause d'un art très élaboré sans doute et ses irréductibles prestiges s'il aboutit.
Naïvisme et primarité
Le texte qui suit est extrait de « Chorus pour la peinture d'Yvon Taillandier ».
« Il alla chercher en de bleus sarcophages des rires éternisés…L'œil paradigme au relief emprunt de noire statuaire…L'androgyne premier où Yin et yang s'abolissent…Corps recombinés dans l'œuf, embryons interpellés !
L'obsédante trinité en rage contre le nombre évanescent, l'orbite stable et l'astre tourbillonnant, ces systèmes avides et miraculeusement enclos… Des profils syncrétiques, des jambages d'épure, tout un paquet de falsifications déballées en Kraft, la brosse alerte et le briquet sous la tradition… !
Pur l'espace enfin pris, la durée triomphant des périls d'affaissement et du stable encagé, du Stagirite l'immobile mouvement dans l'oiseau d'alumine exposé à tous les vents – parfois aussi platonicien réminiscent…
Quetzalcoatl, Icare, Horus ou l'Inca soleil éteint, vont dans l'arche revenante des cultures échues ou mises en cage, siècles supersoniques, tout un peuple qui s'invente l'euphorie de très ingrates, à la longue cocasses et si parcellaires généalogies ! »
Auraient pu être cités bien d'autres dieux ou déesses, divinités anciennes, demi‑dieux, démons ou anges de tous horizons proches et lointains, en arrière plan ou en filigrane. Auraient pu être montrés totems, masques, fétiches, icônes, monuments de carton, sièges, brimborions siglés, miniatures, tout un artisanat donnant vie à une passion démiurgique. Pourraient être développée la proximité troublante de cet art avec tant d'autres issus des civilisations anciennes, premières où le temps des saisons, des moissons ou des chasses, des victoires ou des guerres, des règnes, était représenté sous formes de frises, de fresques, sans relief ni perspective, en aplats déroulant le cycle des hommes et leur destin fragile ici bas. Pensons à Sumer, à l'art minoen, à l'Egypte ancienne, aux réalisations des arts amérindiens, de Polynésie ou d'Afrique d'avant l'homme blanc. Peut‑être, inconsciemment, est‑ce là que la peinture d'Yvon Taillandier conduit parfois ou fait penser, une scène d'humanité rieuse, souffrante, en partance ou arrivée, laborieuse ou désœuvrée, à la fois située et intemporelle. Mais qui toujours se raconte et évidemment parle, ne peut pas ne pas parler. Figuration narrative, libératrice ? Les deux, peut‑être indissociables, à voir d'abord puis à entendre…Sans y faire référence ou les revendiquer, elle a retrouvé sur son chemin ces tentatives premières, originaires de donner à regarder le fond voyageur et fragile de l'espèce, l'homme et la femme, leur progéniture, sujets à la déréliction, la gloire ou la misère, adonnés aux travaux et aux jours.
Sous cet angle peu aperçu, l'œuvre du peintre offre une lecture passionnante et qui a d'emblée paru à l'auteur de cette modeste contribution, comme une de ses originalités majeures et d'un talent prémonitoire au questionnement à adresser au « monde‑devenu ». Si la peinture a bien à voir avec son temps et la conscience qu'il prend de lui‑même – sans forcément devoir en être le témoignage morne –, si elle se soutient de sa plénitude heureuse, de ses angoisses ou sa dramaturgie – qui peut nier ou apporter la preuve que celle‑ci se soit jamais désintéressée d'un actuel et des signes prégnants qui l'expriment – alors, celle de Taillandier répond fortement à ce critère.
Sa primitivité seconde, calculée, renvoie en contrepoint au monde de la modernité technique et des corps de plus en plus manipulés, finis ou mortels, à la nostalgie d'une origine et parfois l'image d'un nouveau chaos, en un langage universellement compréhensible, à appréhender selon une norme qui n'est naïve ou simple qu'apparemment. La logique même d'un langage et son système a pu en être formulée : (Histoire de la boule – 1973 et déjà de, Mélanctho – avec son destin de généalogie et de filiation génético‑membrale – 1958; Dictionnaire du Taillandier‑Land – 1989). D'où sa proximité et sa connivence avec les temps de « l'homme nu », pour parler comme Lévy‑Strauss, dont il serait intéressant de connaître ici le point de vue et la confirmation d'une hypothèse.
Motherwell dit à peu près ceci : « Le génie c'est la persévérance ». A moins que la persévérance n'ouvre au génie, au sens étymologique de ce vocable, c'est à dire une industrie au plus haut point et la qualité seule des œuvres hors des jugements de la postérité. L'ingenium de Taillandier – sa fabrique si l'on veut – ont persévéré à créer cet univers de formes désarticulées, ré‑articulées, enchaînées et désenchaînées, qui avancent, se figent, se décomposent ou se recomposent selon les cycles de la plus grande allégorie : la vie et la mort des Formes où, comme on l'a vu, peut venir ou donner à penser le bonheur d'exister ou la crainte de disparaître.
« Toi qu'aura hanté l'enfance du monde ! »
L'« imaginération » et l'universel
Que serait l'esprit sans la matière et l'art sans formes ? Rien ou peu. La musique tient à la note et au silence, au rythme après ; écrire a besoin des mots et la phrase ou la page tiennent ou non qui s'en servent, sculpter a besoin de la glaise résistante ou du marbre antérieur. La peinture elle, n'est rien sans le dessin et la couleur qui donne ou prend la forme.
S'en tenir là pourtant laisserait au dehors l'autre matière, celle qui inspire, fait foi et pousse ou relaie le geste créateur, du sujet au thème, de telle figuration à telle subtile géométrie, de telle composition prise du réel à telle construction pensée d'abord ou inscrite déjà en sa pure abstraction. Le matériau consubstantiel à l'œuvre a toujours été double qui en plus de sa matière constitutive, y ajoute le sens d'un emprunt contextuel – objectal, factuel ou scénographique, social, religieux, culturel, géographique, historique etc..– ou sa ré‑élaboration inédite et sublimée.
L'antiquité gréco‑latine n'a pas échappé à cette surdétermination par la mythologie, source privilégiée et matière de ses œuvres, ni la Renaissance pour grande partie attachée à une inspiration chrétienne, ni l'âge classique puisant sa mesure dans les environnements du bourgeois ou du noble, ni les siècles postérieurs attelés à la même tradition de l'antique ou du classique.
La modernité se définit par une situation radicalement différente où le sujet, l'objet ou le référent sont caducs et comme non nécessaires. En vue de quoi aujourd'hui ? Les mythologies n'existent plus comme cette projection des hommes en un monde familier, une scène toujours mobilisable de figures symbolisées et d'intrigues foisonnantes. L'art prolifique des figurations ou des imitations ne resterait lui qu'en deçà de ce que firent d'indépassables maîtres, les écoles modernes de l'impressionnisme, du cubisme, du pointillisme, du constructivisme etc... ont exploré des voies où les normes et les règles ne doivent plus référer à un universel. Elles sont personnelles et de caractère singulier, subjectives et d'apparence arbitraire ou à la rigueur, accordées à la loi physique perceptive ou sensible, comme seul arbitre.
L'artiste moderne n'a à sa portée que la liberté de son propre arbitraire, la logique de son seul désir, vouloir ou énergie (Audi). Que devient alors le sens collectif supposé entre le destinataire et l'œuvre, son public, ce miroir ancien et censeur séculaire du respect d'une règle éminente ou de l'écho gagné et du partage. Comment établir intérêt et résonance ?
Faut‑il inventer, à chaque fois, pour tout créateur, matériaux, contenus, règles de construction et discours ponctuels de la forme, universaliser de micro univers narcissiques isolés, et comment alors passer à un universel compris, reconnu, existant per se? Tout l'art moderne ou post‑moderne est peut‑être confronté à cette question, occultée ou si embarrassante qu'on ne veut plus s'en encombrer. Plus de références, de limites, de règles ou de lois externes à ce qui peut être produit ou parfois dit. Plus de rapport au passé ou à la norme collective extrinsèque, rationnelle, innovante ou tout simplement en rapport avec un canon à partager. Le neuf et l'insensé, l'invention pure et la puissance singulière des énergies du moi versant au désert. Parfois des cohérences sans teneur, sans tenue ni raccordement à un minimal…ontologique ( ?). Mutation dans la matière, fission des thèmes, déchirement iconoclaste de toute image ou forme déjà créées. Pour instaurer quoi ?
La tentative de Taillandier, son travail d'inscription, de résistance, de « persévérance » et d'une certaine façon sa provocation esthétique, s'inscrivent dans cet immense contexte du sens des œuvres, non pas de leur respectabilité ou de leur conventionnalisme à portée réactionnaire, mais de leur intégration dans la panoplie universelle des images qui comptent ou tranchent et font signe sans rien renier de leur histoire. Que le tableau, la frise ou la fresque soient chez lui accompagnés parfois de mots ou de discours qui les commentent, ne fait que relier à l'univers du peintre et l'enrichir, sans faire perdre de vue le propos de la toile et symboliserait plutôt sa fonction, comme le titre parfois dont ne se passe pas les plus grandes œuvres. La liaison image/texte ou l'accompagnement verbal, dans seulement d'ailleurs une partie de ses toiles, ne sont qu'un méta discours pictural dont le système de construction formelle sous jacent et antérieurement balisé relativise l'importance ou la fonction. Ils ne doivent jamais occulter le premier sens qui reste graphique et en quelque sorte une gestalt à l'œuvre où, d'en lire un commentaire ou une idée directrice, les tire vers un percept éclairé.
Si la peinture a vocation à faire voir pour signifier, être aussi reflet de son temps, en même temps qu'invention ou création de formes et si a fortiori elle se propose d'inviter qui la regarde à se libérer, à faire un « grand récit » du plus modeste, alors celle de Taillandier restera parmi celles qui comptent.
La dimension ici visée n'est évidemment pas celle de la tradition à laquelle il faudrait faire retour, de la bien pensance conformiste, du rejet des avant gardes ou des révolutions. En art le conservatisme et le refus d'innovation ont pu conduire au pire. Au contraire, l'existence d'une telle peinture dont évidemment le plaisir n'est jamais absent, ce qui va sans dire, serait plutôt en rapport avec celle d'une « anthropologie » de la création esthétique qui, sans rien renier d'une histoire et de ses avancées dont le peintre est particulièrement conscient comme critique, tenterait de préserver la dimension d'une dernière matière dont il n'a pas été jusqu'à présent parlé, celle de celui qui voit, ressent, lit, parcourt des espaces, s'empare de la couleur, s'amuse, prend peur ou se libère d'avoir vu cela même qui fut peint et exposé à le voir.
Par un tel effet se réintroduit un référé dans l'œuvre à des implicites généraux, collectifs, temporellement partagés – des universaux en quelque sorte de formes, de couleurs, de compositions esthétiques éminemment reconnaissables qui recherchent et trouvent leur effet. Où se seraient, dans la coulisse, travestis – inconscients ? – des gestes réparateurs, des constats à déclarer, une scène humaine du monde qu'animeraient des désirs premiers et d'étonnants espoirs. Tant de figures libérées. A rejoindre possiblement dans des miroirs qui multiplient.
Claude‑Raphaël Samama